Un chef-d'œuvre visuel et narratif intemporel

Barry Lyndon, réalisé en 1975 par le légendaire Stanley Kubrick, est un film qui transcende les conventions du cinéma pour devenir une véritable œuvre d'art. Adapté du roman de William Makepeace Thackeray, The Luck of Barry Lyndon, Kubrick signe une fresque historique à la fois époustouflante visuellement et fascinante sur le plan thématique. Le film explore avec une grande minutie la montée et la chute de Redmond Barry, un jeune homme irlandais opportuniste du XVIIIe siècle, dans un monde régi par les classes sociales, les codes de l’honneur et les caprices du destin. C’est probablement en raison de sa maîtrise technique, de son esthétisme baroque, de sa profondeur narrative et de sa réflexion sur la condition humaine.


Le récit de Barry Lyndon suit le parcours de Redmond Barry (Ryan O'Neal), un jeune homme ambitieux et sans scrupules qui rêve de s'élever dans la société anglaise aristocratique. Après avoir fui son Irlande natale à la suite d'un duel qui tourne mal, Barry s'enrôle dans l'armée britannique, participe à la guerre de Sept Ans, et traverse une série de péripéties qui le mèneront, après bien des manipulations et des trahisons, à épouser la riche Lady Lyndon (Marisa Berenson). Mais après avoir gravi les échelons de la société, Barry est confronté à la déchéance, ses manigances et ses aspirations démesurées le conduisant inéluctablement à sa perte.


Kubrick raconte cette histoire avec une précision froide et clinique, mais sans jamais perdre de vue l’ironie tragique qui sous-tend l’ascension et la chute de Barry. Loin des récits de réussite habituels, Barry Lyndon est une méditation sur la vanité humaine, l’injustice des hiérarchies sociales et la fragilité du pouvoir. Le film expose la vacuité des ambitions de Barry, un personnage qui se bat désespérément pour atteindre un statut qui ne lui apporte ni bonheur ni satisfaction. La froideur et la distance avec lesquelles Kubrick relate cette progression tragique renforce la fatalité des événements et fait de Barry Lyndon une véritable réflexion sur le destin et l'échec humain.


L’un des aspects les plus marquants de Barry Lyndon est indéniablement sa photographie, qui reste à ce jour l'une des plus belles de l’histoire du cinéma. Le directeur de la photographie John Alcott, en collaboration avec Kubrick, a créé une œuvre visuelle d'une rare beauté en utilisant uniquement la lumière naturelle ou des bougies pour éclairer les scènes, notamment les intérieurs. Cela confère au film une qualité picturale proche des peintures du XVIIIe siècle, en particulier des œuvres de maîtres tels que Gainsborough et Watteau.


Chaque plan de Barry Lyndon ressemble à une toile vivante, où la composition, la lumière et les couleurs sont minutieusement orchestrées pour refléter l'élégance et la froideur de la société aristocratique de l'époque. Les paysages bucoliques, les vastes intérieurs opulents et les costumes d'époque ne sont pas seulement des éléments de décor : ils sont une partie intégrante du langage cinématographique de Kubrick, contribuant à la manière dont le film critique les valeurs superficielles de cette société. L’utilisation de longues focales et de mouvements de caméra lents renforce le côté contemplatif du film, invitant le spectateur à s’immerger totalement dans cette époque et à observer la vie de Barry avec un sentiment de distanciation.


La maîtrise technique de Kubrick est particulièrement évidente dans les scènes éclairées aux bougies, qui restent un exploit cinématographique. Kubrick a utilisé des objectifs spéciaux conçus par la NASA pour capter le maximum de lumière, ce qui permet aux scènes de dîner, de jeu ou de réunion de briller d'une lueur douce et naturelle. Ces scènes, baignant dans une lumière dorée et tamisée, créent une atmosphère presque irréelle, renforçant l'idée que la vie aristocratique est une illusion, une façade de perfection derrière laquelle se cachent la cruauté et la corruption.


L’un des aspects narratifs les plus distinctifs de Barry Lyndon est l’utilisation de la voix off, qui commente les événements du film avec un ton détaché, parfois sarcastique, et souvent ironique. Cette narration, assurée par l'acteur Michael Hordern, joue un rôle crucial en guidant le spectateur à travers les différents épisodes de la vie de Barry tout en anticipant certains événements tragiques. Elle sert également à créer un décalage entre ce que l'on voit à l'écran et ce que l'on entend, accentuant l'ironie de la destinée de Barry.


Kubrick utilise cette voix off pour accentuer le fatalisme du récit. Dès le début du film, il est clair que Barry n'est qu'un pion dans un jeu bien plus grand que lui, un personnage dont les ambitions sont vouées à l'échec malgré ses efforts incessants. En révélant les événements à l’avance ou en soulignant la futilité de certains actes de Barry, la narration renforce l’idée que son destin est scellé dès le départ. Ce choix narratif, loin de diminuer la tension dramatique, donne au film une profondeur supplémentaire, transformant l’histoire de Barry en une méditation tragique sur la condition humaine.


Barry Lyndon est plus qu’un simple récit d’ascension et de chute : c’est une œuvre qui interroge les structures sociales et les valeurs morales de son époque, tout en proposant une réflexion intemporelle sur l’ambition, la vanité et le destin. Barry n’est pas un personnage foncièrement mauvais, mais ses actions sont motivées par un désir de reconnaissance et de pouvoir qui le conduit à la trahison, à l'isolement et à la ruine. En cela, le film reflète l’échec de l’individualisme lorsqu’il est poussé à l’extrême.


La société aristocratique, telle que dépeinte dans le film, est un univers d’apparences, où les titres, la richesse et le pouvoir importent plus que les qualités humaines ou les vertus morales. Kubrick, à travers son portrait de Barry et des aristocrates qui l'entourent, dresse une critique acerbe de cette société où les relations humaines sont marquées par l’hypocrisie, la trahison et la manipulation. Les personnages de Lady Lyndon, du chevalier de Balibari ou de Lord Bullingdon (le fils de Lady Lyndon, qui finit par provoquer la chute de Barry) incarnent chacun une facette de cette aristocratie déconnectée des réalités de la vie, et qui accorde plus de valeur à l’étiquette qu’aux sentiments.


Kubrick aborde également la question de la fatalité et du libre arbitre. Barry est un personnage qui, malgré sa volonté d’échapper à sa condition initiale, semble toujours pris dans un engrenage de circonstances qui échappe à son contrôle. Même lorsqu'il atteint la richesse et la reconnaissance, il est incapable de maintenir son statut, car les forces sociales et familiales qui l'entourent finissent par le détruire. Cette idée que le destin de Barry est inéluctable, qu'il est condamné dès le début à l’échec, confère au film une dimension quasi tragique, proche des grandes tragédies classiques.


Ryan O'Neal, dans le rôle de Barry, offre une performance mesurée et sobre, reflétant à la fois la naïveté et l’ambition du personnage. Il incarne un homme dont l’ascension sociale est marquée par l’opportunisme, mais qui n’est jamais totalement maître de son destin. Marisa Berenson, dans le rôle de Lady Lyndon, incarne parfaitement la froideur et la passivité de l'aristocratie, tandis que les seconds rôles, tels que Patrick Magee dans le rôle du chevalier de Balibari et Leon Vitali dans celui de Lord Bullingdon, apportent une richesse supplémentaire à l'univers social du film.


Ces performances, bien qu’en apparence très retenues, sont d’une grande subtilité et servent à renforcer le ton détaché et souvent ironique du film. Kubrick, comme à son habitude, dirige ses acteurs avec une précision quasi chirurgicale, exigeant d'eux une maîtrise parfaite du geste et de l'émotion, tout en créant une distance qui permet de mieux observer la vacuité de leurs ambitions et de leurs interactions.


Barry Lyndon se hisse au rang de chef-d'œuvre intemporel du cinéma. Stanley Kubrick, avec sa maîtrise technique, son sens de la composition visuelle et son approche froide mais réfléchie des thématiques humaines, a créé une œuvre à la fois magnifique et déchirante. Le film, bien plus qu’une simple fresque historique, est une réflexion philosophique sur la nature humaine, sur les illusions de l’ambition, et sur la fatalité du destin.


Son esthétisme visuel incomparable, son rythme lent mais hypnotique, ainsi que sa profondeur narrative, font de Barry Lyndon une œuvre unique dans l’histoire du cinéma. Un film à revoir encore et encore, tant il offre de richesses à chaque visionnage, et une œuvre qui, par sa beauté et sa profondeur, mérite amplement son statut de chef-d’œuvre.

CinephageAiguise
10

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top 10 Films

Créée

il y a 2 jours

Critique lue 1 fois

Critique lue 1 fois

D'autres avis sur Barry Lyndon

Barry Lyndon
Anonymus
10

Critique de Barry Lyndon par Anonymus

Ah ! Redmond... Ce film nous amène à "la grande question cinématographique" : comment un personnage, si bien vêtu, filmé avec tant d'art, de science et de goût, dans des décors naturels si somptueux,...

le 2 déc. 2010

189 j'aime

24

Barry Lyndon
KingRabbit
9

Comment créer de l'empathie pour un odieux connard ?

Un type qui vient de nulle part, à l'égo démesuré, effroyablement jaloux, qui va vouloir aller au top du top... Qui va gravir les échelons, devenir un champion de l'escroquerie, un opportuniste, un...

le 31 janv. 2014

109 j'aime

9

Barry Lyndon
DjeeVanCleef
10

#JeSuisKubrick

Ça avait commencé comme ça, sur rien, une de mes peccadilles quotidiennes, l'occasion immanquable d'exposer ma détestation quasi totale du dénommé Stanley Kubrick, génie du 7ème Art de son état. Et...

le 29 juin 2015

106 j'aime

17

Du même critique

Portrait de la jeune fille en feu
CinephageAiguise
8

Une histoire d’amour enflammée par le regard et le silence

Sorti en 2019, Portrait de la jeune fille en feu est un film réalisé par Céline Sciamma, qui a su se distinguer dans le cinéma français contemporain avec une œuvre à la fois poétique, sensuelle et...

il y a 3 heures

Le Chant du loup
CinephageAiguise
7

Un thriller sous-marin haletant, porté par le réalisme et la tension

Sorti en 2019, Le Chant du loup est le premier long métrage d'Antonin Baudry (sous son pseudonyme Abel Lanzac), qui a su s'imposer dans le cinéma français avec un thriller sous-marin captivant et...

il y a 4 heures

Les Misérables
CinephageAiguise
9

Une fresque sociale percutante et actuelle sur les tensions des banlieues

Sorti en 2019, Les Misérables, réalisé par Ladj Ly, s’est rapidement imposé comme un film marquant du cinéma français contemporain. Inspiré des émeutes de 2005 et de l’expérience personnelle du...

il y a 4 heures