The Killing Joke c'est avant tout un comic d'Alan Moore (au scénario) et Brian Bolland (au dessin), paru en 1988 en pleine ré-invention du Caped Crusader. Noir comme une nuit sans lune, bouleversant et subversif, ce one-shot ne tarda pas à devenir un classique incontournable du Batverse, jusqu'à être régulièrement cité parmi les meilleurs comics de l'histoire. Il a notamment servi d'influence majeure (et revendiquée) à Burton et Sam Hamm pour l'écriture du film de 89 et à Christopher Nolan et David S.Goyer pour l'écriture du Dark Knight, notamment parce qu'il achève de faire du Joker l'ennemi juré du Chevalier Noir.
A l'aune de son statut de classique et en prenant en compte les nombreux dessins animés consacrés à Batman qui se sont bousculés en DTV depuis une bonne dizaine d'années, il n'était qu'une question de temps pour que The Killing Joke soit à son tour adapté en film d'animation. Et c'est finalement Sam Liu, déjà réalisateur de nombreux films d'animation DC et Marvel (Superman Batman Ennemis Publics, Crisis on two Earth), qui a eu la lourde tâche de transposer à l'écran le roman graphique original, s'appuyant pour l'occasion sur une équipe d'animateurs sud-coréens (les mêmes qui étaient à l'oeuvre sur Ennemis Publics) et sur le talent du génial Brian Azzarello, créateur et scénariste de comics cultissimes (Hellblazer Hardtime, 100 bullets, Joker). La question était, comment Azzarello allait-il transformer un récit à l'origine très court (le roman graphique ne fait qu'une quarantaine de pages bien tassées) en script pour un film de 80 minutes ? Réponse : en développant son prologue et le background d'un des personnages, à peine entrevu dans le récit original. En l'occurrence donner plus d'importance à Barbara Gordon qu'elle en avait dans l'oeuvre d'Alan Moore.
C'est à la fois une bonne et une mauvaise idée. Si le sort réservé à Barbara Gordon dans le roman graphique avait à l'époque secoué le petit monde des comics, le personnage ne faisait finalement que passer dans le récit et ne servait en tout état de cause qu'à appuyer la cruauté d'un Joker alors plus terrifiant et pervers qu'à l'accoutumée. L'idée d'Azzarello de se concentrer un premier temps sur le personnage de Barbara et sur son alter-ego masqué est des plus pertinente en cela qu'elle ne peut donner que plus d'empathie au spectateur lors de la scène fatidique. Las, la manière dont le prologue (entièrement consacré à Batgirl/Barbara) a été raccroché avec l'histoire originale, sans la moindre transition logique au personnage du Joker, laisse à désirer. Pour vous faire une idée, on a clairement l'impression de voir deux films différents mis à bout à bout dans The Killing Joke. La première partie se consacre ainsi au personnage de Bat-Barbara, occupée à mettre hors d'état de nuire un truand aux airs de dandy qui se déclarant ouvertement amoureux de la justicière, fait d'elle son ennemie adorée. Un personnage inédit, baptisé Paris France (une blague avant l'autre ?), et dont l'assurance et le côté machiavelo-séducteur en font l'archétype du misogyne narcissique et manipulateur, prêt à briser le coeur de sa dulcinée. La jeune Barbara se voit ainsi tiraillée entre son attirance inavouable pour le gangster et son désir pour celui qui est son mentor, Batman. Ne se refusant aucune audace, Azzarello ira alors jusqu'à inventer une liaison amoureuse et fugace entre Barbara et le Chevalier noir, ce qui pourra quelque-peu faire grincer les crocs de certains puristes.
Tout cela a beau développer le background de Barbara, le fan irréductible du comic original, lui, cherchera en vain durant toute l'exposition une connection logique de cette intrigue inédite à celle du roman graphique. La transition se fera pourtant tout aussi brutale que maladroite, sans le moindre élément qui puisse annoncer l'arrivée du Joker. Barbara ayant déserté subitement l'intrigue après avoir coffré son latin lover, Batman enquête alors seul sur une scène de crime particulièrement sordide et rigolarde dont l'identité de l'auteur ne fait aucun doute. L'intrigue imaginée à l'origine par Alan Moore démarre alors véritablement au bout de 30 minutes de film, le Chevalier noir déambulant dans les couloirs sordides de l'institution d'Arkham afin de s'entretenir avec sa némésis dans l'obscurité d'un cachot. Le savant jeu de miroirs et d'apparences imaginé 28 ans auparavant par Bolland et Moore peut alors débuter, la pénombre de la cellule du Joker dissimulant aux yeux de son visiteur (comme à ceux des spectateurs) la terrible imposture.
Dès lors, le script d'Azzarello adaptera fidèlement le récit original, à quelques courtes scénettes près (le procès de Gordon par les monstres de foires du Joker, le combat de Batman contre ces derniers, le pugilat final empiétant sur le célèbre monologue du clown). Alors que le Joker kidnappe Jim Gordon et tente d'en faire l'enjeu principal de sa théorie (une succession de coups durs peut-elle plonger un homme dans la folie ?), s'ajoute en filigrane les souvenirs d'un prince du crime se rêvant avoir été un jeune homme autrefois bon et candide, poussé à la folie par la mort de sa femme enceinte et sa chute libératrice dans une cuve d'acide. Un passif réel ou fantasmé, auquel le film ne tentera pas d'apporter la moindre certitude, et qui peut se voir comme un prétexte fallacieux au bourreau pour excuser la cruauté de ses crimes. De même que chez Nolan, le Joker ne cherchera jamais vraiment à expliquer ses origines, le souvenir étant de son aveu si douloureux à supporter qu'il lui préfère la psychose et le fantasme de l'amnésique. Un choix qu'il tentera néanmoins de justifier lors de son affrontement final avec le Chevalier noir avant que la bonne blague ne réunisse les deux adversaires, figés sous une pluie battante dans un même rire dément.
La transposition du célèbre roman graphique est donc ici partiellement réussie. On lui reprochera peut-être une animation volontairement surannée, qui s'approche pourtant au plus près des illustrations de Bolland, de même qu'on excusera difficilement cette première partie fâcheuse qui échoue à nourrir en quoi que ce soit l'intrigue qu'elle adapte. La grande erreur des auteurs (certainement guidés par un impératif de la production) est d'avoir voulu faire de The Killing Joke un long-métrage, la relative minceur du récit original se prêtant plus à l'exercice d'un film de moyen format. Mais à une époque où le Dark Knight squatte tous les écrans, il aurait été difficile de se passer d'une adaptation de TKJ. Ainsi, le script a beau s'encombrer d'un prologue inutile, il n'en retrouve pas moins très vite la même noirceur qui irriguait l'intrigue de Moore. L'antagonisme principal reste le même, les deux adversaires y évoluant toujours dans la même histoire de dingues. C'est une chose qui reste inchangé à l'écran : au royaume du bouffon, les monstres et les fous sont rois, et les meilleures blagues elles, restent les plus courtes.