Beau Travail. Claire Denis. 2000. Voilà les informations nécessaires pour voir ce film, ni plus, ni moins. Il n’y a rien d’autre à dire, tout est dans le film, tout est y cinématographié.


Il est parfois complexe de résumer un film, la trame narrative pouvant être affreusement complexe, enfilant alors les rebondissements de situation et poussant à dire : « Non je ne peux pas te résumer le film, ça serait le spoiler ». Pourtant, pourquoi cherche-t-on à résumer un film ? C’est un évident facteur de marketing, très utile aux attachés de presse et au public, mais quand on se retrouve devant les images du film, tout doit être effacé, car c’est à la mise en scène, au montage, à l’écriture, de faire passer les informations. Si un film ne tient que par son résumé, il n’est même plus utile de parler de cinéma, le théâtre filmé est un qualificatif bien plus adapté. C’est pourquoi il est inutile de résumer Beau Travail, il faut en parler, en débattre, mais faire ça de manière cinématographique, car ce film est du cinéma dans chacun de ses plans et chacune de ses coupes.


Si l’on ne peut pas parler de l’histoire, de quoi peut-on alors parler ? Eh bien des corps. Il y a un aspect qui m'a particulièrement marqué et c'est le all over. J'ai lu ça dans un livre sur Cassavetes et justement ici cet aspect est utilisé d'une manière absolument splendide. Tout d'abord qu'est-ce que le all over ? C'est quelque chose que l'on retrouve dans l'art pictural et qui consiste à signifier qu'un mouvement peut ne pas être contenu entièrement dans un cadre. Par exemple, si l’on prend un cadre de 4 cm de longueur et qu'on trace un trait de 3 cm, ce trait représentant un mouvement, on peut interpréter cela de deux manières différentes : soit ce trait - ce mouvement - commence dans le cadre et finit dans le cadre, disant alors une certaine amplitude ; soit ce trait commence hors du cadre et finit dedans. On a donc deux mouvements qui occupent le même espace dans le cadre, mais qui ont une amplitude différente. Dans le premier cas on a un mouvement dont on capte toute l’amplitude car il commence et finit dans le cadre ; tandis que dans le second cas on n’a qu'une partie de l'amplitude de ce mouvement car il commence hors champ. Dans des films comme ceux de Cassavetes ou de Kechiche, on comprend que l’on ne capte qu'une partie du mouvement qui est montré à l'écran. En effet, dans ces films l’énergie dégagée par les corps est telle que la caméra ne peut tout capter. Dans la scène de boîte de Faces, il y a énormément de mouvement et on comprend qu’on en perçoit qu’une partie, tout comme pour la scène de boîte dans Mektoub, my Love : Canto Uno de Kechiche. On se situe dans un cinéma quasiment centrifuge, appelant à se concentrer sur ce qui n’est pas dans le cadre mais ailleurs. C'est là où Beau Travail de Claire Denis est totalement hallucinant. Le jeu des corps est ici extrêmement important, tellement important que les corps des légionnaires sont bâtis comme des Apollon et marquant déjà une différence avec le cinéma de Cassavetes et de Kechiche (et d’autres réalisateurs naturalistes, je prends ces 2 exemples car je les connais bien). Chez Claire Denis, le cinéma est centripète, il appelle totalement à rester dans le cadre, et cela crée énormément de frustration. Les corps sont mis en valeur par tous les moyens possible : une photographie absolument splendide restituant la sueur et la forme que dessine chaque contour de la peau, un montage permettant d’enchaîner les exercices donnant un véritable rythme physique au film (le film n’hésite également pas à raccorder une bagarre entre 2 légionnaires et un entraînement, inscrivant alors totalement la bagarre dans le cadre de l’exercice, et non d’une fracture), un son appuyant sur les contacts du corps avec le sol ou d’autres corps… Tout cela prend encore plus de puissance quand on voit que l’histoire du film est assez simple, car assez inexistante. Il est complexe de résumer Beau Travail car il y a très peu de dialogues, les personnages sont très mystérieux, seule une voix-off permet parfois d’apporter quelques informations, et encore… L’affranchissement d’une trame scénaristique est un geste très important, car le film ne se concentre que sur une seule chose : les corps. Il faut voir le long-métrage pour en restituer toute sa puissance cinématographique, et non le lire à travers un résumé, et cela constitue déjà un pur geste cinématographique issu d’un putain de bon film.
Ajoutons à cela le fait que Claire Denis fait des plans stables, là aussi on est loin de Kechiche et Cassavetes dont la caméra à l’épaule est une véritable marque de fabrique. Dans Beau Travail, la réalisatrice tente par tous les moyens de capter toute l’amplitude d’un mouvement, alors le all over est totalement maîtrisé et ce qui en résulte est une incroyable tension qui monte et qui monte sans jamais devenir insupportable, sans jamais être extravagante, mais en s’amusant à parfois redescendre tout en prenant soin de ne jamais exploser. La magie diabolique du film est là, n’explosant jamais, étant faussement lisse de l’extérieur mais laissant apparaître un véritable bouillonnement intérieur. Si Beau Travail concentre tout dans son cadre, le long-métrage tient totalement dans l’invisible qui s’en dégage, dans les émanations d’énergie rendant le tout aussi tendu et puissant. « Beau Travail » est ainsi un joli euphémisme.

NocturneIndien
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le 5 mai 2021

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