Sujet d'étude ethnologique en or : une communauté de marginaux californiens, perdue au milieu d'un désert au Sud de Los Angeles, à 40 mètres sous le niveau de la mer — un détail qui donne au film son titre. Mais pas n'importe quels marginaux, pas des hippies, pas des néo-ruraux illuminés, pas des naturopathes crudivores hygiénistes : des sans-abris le plus souvent exclus violemment de la société. Dans cette ancienne base militaire désaffectée, il suffit de regarder le visage extrêmement marqué de certains des protagonistes pour comprendre que la vie n'a pas été facile et clémente avec eux.
Gianfranco Rosi, le réalisateur de Fuocoammare ou encore El Sicario, chambre 164, s'est intégré à la communauté sur le temps long (entre 3 et 5 ans, selon les sources) et ça se voit instantanément. Il côtoie très naturellement tous les individus qui peuplent ce microcosme, et donne l'occasion de brosser autant de portraits qui permettent de saisir la personnalité de chacun, avec beaucoup de respect mais sans manières, avec de la place pour l'émotion mais sans misérabilisme. Une chronique centrée sur des gens qui semblent tout droit sortis de la génération liée à la contre-culture du siècle dernier et qui en ont visiblement été expulsés avec violence — en dépit de toute la relativisation dont sont capables certains d'entre eux. Ces gens, perdus dans le sable du désert, entourés de ferraille, de vieux matelas et de morceaux de tôle, abrités dans de vieilles voitures rouillées, prennent des allures d'êtres irréels dans un cadre crépusculaire digne d'un scénario de post-apo. Le film Nomadland de Chloé Zhao, sur un sujet très proche, primé à l'international cette année, peut dégager par contraste un parfum d'artificialité et de tentative d'esthétisation vraiment hors de propos, presque révoltant en comparaison. Un contrepoint intéressant, a minima.
Leur vécu irradie à chacune de leurs interventions, aussi différentes soient-elles. Que ce soit un ancien GI ayant combattu au Vietnam qui a découvert sa féminité sur le tard, un philosophe anarchiste un peu idéaliste, un autre obsédé par les mouches, un autre qui s'occupe d'approvisionner tout le monde en eau ou une ex-docteur qui fait de l'acuponcture à son chien pour le soulager de sa tumeur, ce portrait de l'Amérique évite assez facilement les stéréotypes. Beaucoup de témoignages très émouvants. "Je veux bien vieillir, mais pas avoir l’air vieille… Je ne réalisais pas à quel point c’était facile de m’en sortir avec ce visage. C’est différent maintenant, ça va venir du dedans. Mais dedans, il n’y a rien, sauf ce que je porte sur mon visage : le feu, les brûlures, le vent qui hurle dans ma tête."
Un docu qui brille par son absence de jugement, par sa pudeur, sans pour autant éviter les complications — les effets de la crise économique, la détresse psychologique, les deuils traumatisants — auprès de ces gens qui ont été rejetés loin de l'espace public. Le film jumeau de Hobo, réalisé par John T. Davis en 1992, qui était consacré au symbole très américain des sans-abris vagabonds.