Bienvenue à Suburbicon ! Une ville paisible où il fait bon vivre, dans une parfaite entente avec son voisinage ! Chacun y a son pavillon, et peut profiter à fond de la vie dans un cadre agréable et silencieux. Le paradis sur Terre !
Enfin, sauf si, tout-à-coup, une famille de Noirs emménage dans le pavillon voisin…
Sauf si la population bien blanche de Suburbicon décide de tout mettre en œuvre pour chasser lesdits Noirs…
Sauf si un cambriolage tourne mal chez vous, et que les malfaiteurs tuent votre femme sous vos yeux et ceux de votre fils…
Sauf si un assureur mal avisé ne vous attribuait le genre de magouilles que vous préféreriez ne pas vous voir attribuer…
Sauf si vous décidez de prendre les choses en main et de régler leur compte à ceux qui entravent votre routine quotidienne, quitte à finir dans un bain de sang…
Mais tout cela n’arrivera pas. Car Suburbicon est une ville paisible où il fait bon vivre, une ville où il ne se passe jamais rien. N’est-ce pas ?
Réalisé par Georges Clooney, Bienvenue à Suburbicon porte pourtant au plus profond de lui-même la marque de ses scénaristes, Joel et Ethan Coen. Il faut dire qu’ils ont commencé à en écrire le scénario en 1986, mais que celui-ci a été mis en sommeil de longues années, jusqu’aux retrouvailles des frères Coen et de George Clooney pour Ave, César !.
C’est donc sans surprise que l’on retrouve dans le film de Clooney leur sens glacé de l’humour, un humour froid, absurde et cruel dont on ne sait jamais trop si on doit en rire ou non. Après une première moitié qui fait craindre le pire, tant elle s’avère paresseuse, et arrache à grand-peine quelques sourires indulgents malgré une reconstitution fort sympathique de l’Amérique des années 1950, le scénario resserre son étau implacable autour de ses personnages à partir de l’arrivée d’Oscar Isaac, qu’on avait rarement connu autant en forme. Dès lors, c’est l’occasion pour les frères Coen de faire montre de toute leur subtilité à travers des dialogues où le plus important réside dans ce qui n’est pas dit, et des situations diaboliquement écrites où la malice du destin ne se le dispute qu’au machiavélisme de ses personnages. Car il n’y a aucun personnage sympathique, dans ce film, en-dehors du fils de Gardner Lodge (Matt Damon) Nicholas, incarné par un excellent Noah Jupe.
En effet, Bienvenue à Suburbicon permet à Clooney et aux Coen de nous offrir une de leurs plus virulentes satires de la société américaine, démolissant pierre par pierre l’édifice si fragile du rêve américain, en se focalisant sur le monstre de sauvagerie qui sommeille en chaque petit bourgeois paisiblement installé dans sa banlieue pavillonnaire (la violence renfermée qui ronge petit-à-petit le foyer des Lodge étant très bien mise en parallèle avec celle, très ouverte, des Blancs contre la seule famille noire du quartier). Avec son microscope et sa lentille déformante, George Clooney dissèque donc l’hypocrisie d’une société où l’être et le paraître sont en conflit permanent. Partant de là, Bienvenue à Suburbicon tourne au délire sanglant, ce qui en fait un film à déconseiller aux âmes trop sensibles, d’autant plus effrayant qu’on ne sait jamais où il s’arrêtera. Il s’évite toutefois les excès tarantinesques qui le menaçaient, les frères Coen prouvant encore une fois leur maîtrise absolue de la violence, en n’hésitant pas, avec leur ironie mordante si caractéristique, à traiter leurs personnages de manière très cruelle, mais sans complaisance aucune pour un gore qui apparaîtrait par trop déplacé.
La mise en scène millimétrée de Clooney et de son directeur de la photographie Robert Elswit (dont la carrière compte quelque belles réussites, comme les films de Paul Thomas Anderson ou encore les épisodes 4 et 5 de la saga Mission Impossible) fait le reste, aidée par une partition très soignée d’Alexandre Desplat, achevant de donner une efficacité redoutable à un récit qui avait pourtant commencé de manière très peu palpitante.
Pour qui aime la comédie (très) noire et la satire sociale (très) féroce, Bienvenue à Suburbicon devient donc un incontournable. Les âmes plus sensibles gagneront, elles, à se tourner vers la filmographie d’un Billy Wilder (avec en tête des films à voir Le Gouffre aux chimères, bien sûr), dont la satire est non moins efficace et sans doute plus accessible.