Il y a tout un tas de raisons qui ne me font plus du tout apprécier Big Fish, 14 ans après sa sortie, et alors qu’il me semblait être temps de le soumettre à mes cinéfils, dans le prolongement de la séance à succès que fut The Fall.
Les premières sont d’ordre esthétique. Cette photographie laiteuse et retouchée à l’excès, ces sourires dans une pâleur onirique du souvenir, ces façades trop blanches, ces carrosseries trop rouges parviennent assez vite à une dimension plus agressive que séduisante. Certes, on me rétorquera qu’on restitue là les chromos du rêve et du conte, et que cet écart avec le réel est volontaire. Il n’empêche que ce choix, qui prend les ¾ du récit, n’est pas très heureux, d’autant plus qu’il est renforcé par une musique dont le taux de sucre explose tous les quotas de l’OMS.
Les bons sentiments du récit, eux aussi rendus légitimes par sa tonalité de fable : les femmes regardent les hommes avec des sourires bienveillants, les hommes en froid ne cessent de se parler, et tout va pour le plus beau dans ces pavillons US au verni rutilant.
Mais la véritable question que pose le film est bien plus intéressante, et autrement plus complexe. Rappelons que le motif de mésentente entre père et fils réside dans l’incapacité du père à raconter la vérité sur sa vie, et avoir passé celle-ci à affabuler sur de prétendues aventures extraordinaires de son passé, sur le modèle de l’autrement plus savoureux Baron de Münchhausen. Les reproches du fils instaurent une problématique assez passionnante en réalité : il ne connait pas son père, et questionne sa mythomanie : souhaite-t-il cacher une vie terne, ou, pire encore, des trahisons multiples ?
Personne d’autre que lui ne semble avoir de reproches à faire au patriarche : après tout, ses histoires sont savoureuses, et tout le monde l’aime pour ça. Personne, et surtout pas Tim Burton lui-même, qui s’identifie très clairement au conteur et fait de ce récit une tribune hagiographique à ses propres talents.
(La suite contient des spoils)
C’est là tout le problème de cette fausse problématique. Si l’on suit bien la progression du récit, il s’agit, pour le fils, de rejoindre l’univers fictif du père pour lui permettre de quitter le monde en accord avec sa lecture fictive de celui-ci. Certes, l’idée finale d’un renversement durant lequel le fils raconte au père est assez belle, et presque touchante. Si l’on comprend éminemment ce qu’elle raconte, on peut se demander ce qu’elle dit.
Dans Edward aux mains d’argent, qui participait de cette même tonalité de conte, la satire était féroce. On retrouve d’ailleurs, sur un plan, la même lecture de la banlieue américaine où tous les occupants font le même geste, à la différence – de taille – qu’elle a perdu toute charge argumentative dans Big Fish pour se limiter à sa portée iconique : le père était paysagiste, et toute la ville était embellie par ses talents.
Ici, le récit est la finalité, dans tous les sens du terme. Le fils le dit en quelques secondes, il aime l’histoire banale de sa naissance, mais finit par se plier au dictat du père en jouant le jeu. Qu’apprend-il ? La tolérance ? La magie de la fiction ? Lorsqu’il cherche à gratter le vernis, une maitresse potentielle lui raconte de nouvelles histoires, et tout son passé n’est finalement qu’une prison aux couleurs trop criardes, et franchement inquiétantes.
“A man tells his stories so many times that he becomes the stories.
They live on after him, and in that way he becomes immortal.”
Cette immortalité n’est pas seulement laide esthétiquement, elle est une dénégation du réel qu’on nous présente comme un technique digne des manuels de personal achievement.
Big Fish, c’est l’histoire d’un personnage qui, après s’être brièvement posé la question de sa fonction, abdique sous la plume de son dieu créateur : la fiction pour la fiction, les gentils monstres pour le folklore, la couleur pour elle-même, Les immortels ne sont plus des hommes, car Tim Burton a depuis longtemps cessé de parler d’eux.