"Nous ne nous tenons jamais au temps présent."

Je pense que Bird People in China illustre bien ma partialité lorsqu’il s’agit de cinéma asiatique. Je peux aisément imaginer combien cette comédie me serait apparue irritante et stigmatisante si elle avait eu cours en Occident. Sans peine, on pourrait transposer le scénario à un New-Yorkais en voyage au Mexique, ou un Parisien en déplacement en Algérie… On se serait alors offusqué de gags aussi grossiers, du moins concernant le premier tiers du film. Mais de mon point de vue d’occidentale, je ne peux que sourire face à ces situations qui montrent enfin que non, les "yeux-bridés" ne sont pas un peuple unique et tentaculaire sans nuances voire gouffres culturels. Cependant, c’est surtout la seconde partie, plus subtile tout en conservant son aspect décalé, qui me séduit.
Sono sait que je ne suis pas une adepte de Miike ! Souvent, je ne trouve aucun sens pertinent à ses films. Mais il adopte ici une posture qui m’a agréablement surprise, avec un traitement de l’intrigue moins caricatural qu’il n’y paraît. Bon, certes, de ce point de vue-là, il n’y a pas grand-chose à sauver du côté de notre prévisible personnage de yakuza, qui demeure néanmoins sympathique. Mais je songeais plutôt à notre héros city-boy, et ce fragile équilibre entre sa fascination pour le monde nouveau qu’il découvre, et la préservation de son identité et de ses valeurs. Incapable de se raccrocher à l’instant présent, toujours il cherche à le capturer dans son dictaphone, en vue d’un avenir dont il ne laissera point la vision s’ébranler.
Une transition dans son comportement semble doucement s’opérer au long du film, mais elle est loin d’être irréversible. Il ne se laisse jamais totalement aller à la découverte de ce qui lui est offert, ne laisse jamais l’opportunité engloutir ses projets. Il demeure de bout en bout chez lui une résistance, et c’est là ce qui fait toute la beauté et la délicatesse du film. Aussi transcendante que puisse être une expérience, elle ne peut venir à bout des années de ce qui a fait un homme. Elle ne peut non plus se dresser face à la marche irréversible d’une époque. Pourtant, la conclusion du film parvient à faire cohabiter en toute poésie ces deux sentiments en apparence contradictoire : un espoir exalté et une fatalité un peu morne.
En fin de compte, ce film me rappelle beaucoup Blaise Pascal, et son fameux : "Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais." Mais il s’agit ici d’une version un peu plus optimiste, qui se contente d’accepter ce fait de l’existence humaine, et de nous montrer que l’imagination et le souvenir, en nous ouvrant les portes d’un paradis perdu, nous rend l’existence plus sensible, et la modernité plus supportable.

Shania_Wolf
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Obsession : Films japonais vus et Les meilleurs films de Takashi Miike

Créée

le 25 oct. 2014

Critique lue 710 fois

8 j'aime

1 commentaire

Lila Gaius

Écrit par

Critique lue 710 fois

8
1

D'autres avis sur Bird People in China

Bird People in China
Shania_Wolf
8

"Nous ne nous tenons jamais au temps présent."

Je pense que Bird People in China illustre bien ma partialité lorsqu’il s’agit de cinéma asiatique. Je peux aisément imaginer combien cette comédie me serait apparue irritante et stigmatisante si...

le 25 oct. 2014

8 j'aime

1

Bird People in China
BaNDiNi
6

Critique de Bird People in China par BaNDiNi

Un film étrange de Miike qui me laisse un peu perplexe, sorte de légende moderne. Le parcours initiatique de deux personnages que tout oppose (façon La Chèvre !) qui va les emmener à la découverte...

le 15 mars 2011

2 j'aime

Bird People in China
Fatpooper
5

L'envol

Mitigé. L'idée est séduisante mais le développement est assez faible et convenu. Le voyage initiatique est long, pas toujours très palpitant. les personnages auraient pu être plus écrits. Le sujet...

le 12 mars 2020

1 j'aime

Du même critique

Split
Shania_Wolf
5

Fin de course ?

On a bien du mal à s’imaginer que la même personne se trouve derrière l’ambiance dosée et maîtrisée de Sixième Sens ou Signes et la mise en scène facile et sans personnalité de Split. C’est que le...

le 19 févr. 2017

136 j'aime

12

La Tortue rouge
Shania_Wolf
7

Une île de poésie dans un océan de blockbusters

Extrêmement épuré, dans l’histoire, l'image comme le son, La Tortue Rouge promet une expérience apaisante, suspendue au-delà du temps. Un instant de poésie dans ce monde de brutes, mais dont les...

le 28 juin 2016

105 j'aime

3

The Assassin
Shania_Wolf
4

Ôde à l'esthète

La forme sans le fond. C'est un regret amer, celui d'un parfum somptueux qui s'évapore aussitôt, d'arômes riches qui ne tiennent pas en bouche. On frôle le sublime mais ne reste que la...

le 18 févr. 2016

101 j'aime

18