(Je vous épargne le résumé)

Birdman comporte beaucoup d'éléments audacieux et imaginatifs : notamment ce plan séquence qui n'en finit pas. Le spectateur est pris en otage par une caméra quasi personnifiée, aux mouvements aériens, qui paraissent aussi arbitraires que ceux du vent : passant d'un personnage à l'autre, d'une situation à une autre, du jour au lendemain.
Ce plan séquence n'est pas qu'un tour de force technique : il représente la difficulté pour le personnage principale d'inscrire sa personne et son oeuvre dans une continuité, la difficulté de durer, de ne pas s'éteindre. De la même façon, la caméra fait des efforts démesurés pour ne pas couper le plan. Il s'agit, dans le fond, d'une quête d'identité. Le passage du blockbuster au théâtre, sa gloire désormais passée, sa fille déjà loin de lui, et sa pièce qui semble tomber en miettes, tous ces éléments indiquent que Riggan Thompson traverse une crise existentielle. Il ne sait plus qui il est. (On penserait presque, dans le thème, à Huit et demi de Fellini). Avec sa pièce, apparemment écrite dans l'ignorance de ce qu'est le théâtre, il tente maladroitement de toucher quelque chose de vrai, mais est rattrapé par son image et lutte avec elle. La scène de répétition générale où il joue en slip est particulièrement signifiante.
Le personnage est amené, par un concours de circonstances, à arriver par le fond de la salle, trempé de pluie, obligé de mimer le pistolet avec son doigt. Le comédien est métaphoriquement et concrètement à nu sur scène. Il n'a pas le choix : il doit jouer la fin de la pièce. Thompson, ici, ne décide rien : il est victime de son environnement, le subit, et se retrouve dans une posture ridicule. Malgré tout, il est obligé de transcender son rôle avec les moyens du bord. La porte qui se referme et le laisse dehors lui permet finalement d'en ouvrir une autre. Par accident, grâce à cette position de faiblesse, il parvient à se donner au public tel qu'il est. La scène apparaît alors sous un jour nouveau : vraie, forte, originale.

Cette crise identitaire est aussi traduite dans la forme par la voix de Birdman (personnage de fiction qu'il incarnait avant de monter sa pièce), qui se présente comme un alter-ego, vendu au cinéma de divertissement. Car voilà l'autre thème du film : la critique ambiguë de ce monde sans pitié, sans justice qu'est Hollywood. Ces dernières années, on a eu beaucoup de films sur ce thème (Maps to the Stars est un bon exemple de cette mouvance). Dans Birdman, Riggan Thompson est enfermé dans son rôle de super-héro (icone très représentative du Star-system et du pouvoir démesuré, justement surnaturel, qu'ont les têtes d'affiche). Tout le monde le prend pour ce qu'il n'est pas.
Paradoxalement, il a un don réel : celui de la télékinésie. Il s'agit évidemment d'une métaphore du pouvoir dont bénéficient les stars hollywoodiennes, quelque part toutes érigées en "super-héros". Il est intéressant de constater que ce pouvoir immense lui est complètement inutile dans le film. On le voit utiliser son don uniquement quand il est seul, et toujours dans la destruction. C'est aussi le seul effet de sa notoriété.

On voit que tout est fait pour le renvoyer dans son rôle d'amuseur, de star sans cervelle, de super-héros puérile. Peu importe sa pièce, finalement. A moins peut-être qu'il ne se sacrifie, qu'il aille au bout de lui-même. Ce qu'il fait à la fin, poussant le réalisme jusqu'à faire couler son propre sang sur scène. Ce n'est qu'à ce prix qu'il se verra gratifié d'une bonne critique, écrite par une journaliste influente. Avant la première de la pièce, on la voit se montrer exagérément partiale et injuste (dans la scène du bar). Le sacrifice totale de l'acteur semblait être le seul moyen de la séduire, le seul moyen d'accéder à la vérité (au fond, recherchée par tous).
Le personnage d'Edward Norton pousse celui de Keaton vers ce réalisme insensé. Il exige que, sur scène, l'alcool soit vrai, ainsi que le sexe et les émotions en générale. On touche là un débat classique chez les comédiens : faut-il "être" le personnage pour toucher la vérité ? ou faut-il apprendre à "jouer", à défaut de pouvoir l'incarner totalement ? D'ailleurs, le personnage de Norton fait croire à Thompson qu'il a le don de connaître son texte avant même de l'avoir lu, comme s'il avait déjà le rôle en lui et qu'il avait seulement à le faire sortir au bon moment. Finalement, il avoue qu'il a fait répéter ce texte à sa soeur (Naomie Watts). La magie s'évapore, on retombe dans le réel rationnel. Et dans une scène sur le toit, il dit pourtant n'être lui-même que sur la scène, dans le jeu.

Dans Birdman, la forme met en exergue le fond. Tout est mêlé et entremêlé, mais le résultat en reste fluide. Bien vite, on s'aperçoit qu'on suit plus la caméra que les personnages, comme si le spectateur-voyeur furetait dans les coulisses interdites au public.
Malgré tout, la surprise et la curiosité du début passées, on se trouve comme relégué à l'extérieur du film. Ainsi toutes les scènes de questionnement avec Riggan Thompson seul perdent toute leur intensité, ce qui est dommage quand on est censé se trouver dans une focalisation interne. La performance moyenne de l'acteur n'aide pas. Il est toujours difficile de parler du jeu d'un acteur qui joue un acteur, mais on voit clairement que le rôle aurait demandé plus d'incarnation.
C'est selon moi un défaut notable sur l'ensemble du film : on voit et on capte peu de sentiments, alors que les cadrages serrés nous invitent justement à une certaine proximité avec les personnages. Très vite, on les voit comme des prétextes, des pantins sans vie. Ce défaut de sentiment, (de vérité, en somme) étouffe quelque peu le film. Ce n'est pas la faute des acteurs qui, hormis Keaton, sont excellents. Mais la virtuosité de la réalisation est presque trop imposante. Elle empiète sur la sensation du spectateur qui, au milieu, commence à tourner en rond dans son fauteuil. On ressent plus le cameraman que ce qu'il filme et on finit par regarder sa montre en se demandant comment tout ce cirque va finir.
Il est vrai qu'on ne peut rien reprocher à la conduite narrative et sémantique du film, ni d'ailleurs à la fin, préparée avec soin et qui s'avère implacablement logique. Mais en terme stylistique, même s'il est louable de pousser le concept du plan séquence le plus loin possible, le film aurait eu besoin d'une plus grande diversité, afin de faire mieux sentir les personnages, leur ambivalences, leur rapport au réel et au métier d'acteur.

En définitive, et malgré des défauts inhérents à ses choix primordiaux, Inàrritu livre là un film pensé, audacieux et d'une grande liberté. Une envolée de deux heures, belle et surprenante, presque du jamais vu au cinéma. Plus que tout, le film a le mérite d'innover, d'expérimenter une structure nouvelle, ou tout du moins singulière. Après tout, c'est bien ça qu'on aime au cinéma.
ChapeauRouge
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le 28 févr. 2015

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