Mais où est donc (or ni) Icare ?
Où est-il donc, dans le labyrinthe du tableau ?
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c2/Pieter_Bruegel_de_Oude_-_De_val_van_Icarus.jpg
Je me répète. C’est la seconde fois que j’utilise le tableau, célèbre, de Breughel. D’abord parce que je l’aime bien – cette façon, sans bavardages, avec humour et dérision, de régler une question importante : ni le laboureur, ni le pêcheur, ni le berger, ni même le cheval ne sont intéressés par la chute grotesque du premier aviateur, du super héros de l’époque, oublié dans son recoin. Eux sont dans la vraie vie.
Et on trouve à cet instant nombre d’échos, fascinants et contradictoires, au récit labyrinthique développé par Inarritu.
Un gros travail sur la forme comme d’habitude, qui va inonder tous les commentaires - un long plan séquence, avec quelques cuts (souvent des passages au noir) pas gênants, qui s’étend sur presque toute la durée du film, comme un long vol sans escale. De nombreuses critiques proposent des analyses très probantes du procédé, de son intérêt et de ses limites : un impact très négatif sur le rythme, puisque précisément ce sont les changements de plan (et pas seulement à travers leur durée) qui donnent le rythme au film , qui scandent le montage ; et une impossibilité d’approfondir, en particulier pour la connaissance des personnages, puisqu’on est condamné à l’action immédiate, et par ricochet à l’excès, au surjeu des comédiens, pour retrouver cette épaisseur manquante, aux dialogues hurlés …
Demeure aussi la réalité de l’immersion, la prégnance de l’urgence – et plus encore la fusion très habile entre la technique de référence, le fameux plan-séquence, avec d’autres procédés intéressants, l’ellipse notamment, les sauts dans l’espace et dans le temps, ainsi l’éruption tout à fait inattendue et très brutale de Riggan / Keaton sur la scène de théâtre, après un long parcours dans les coulisses consécutifs à des questions totalement personnelles et sans lien avec la pièce.
Toute la première partie du film, vraiment surprenante, joue ainsi sur la difficulté à se repérer (pour les personnages et pour les spectateurs) – dans le labyrinthe des pièces, des couloirs, très étroits, du théâtre, dont on ne parviendra jamais à comprendre l’agencement tant on est pris dans le parcours ininterrompu et méandreux de la caméra ; la difficulté à distinguer ce qui relève du réel, du fantasme, du rêve … et même à comprendre le sens des propos échangés, qui tant que les clés n’ont pas été distribuées peuvent prendre un tour presque surréaliste à l’image des premiers essais de répétition …
Le caractère inédit du film tient peut-être encore davantage à un mode de narration très original : un film « choral » (genre déjà largement expérimenté par Inarritu d’Amours chiennes à Babel), mais un film choral très paradoxal, à un seul personnage. C’est la schizophrénie de Riggan, seul personnage du film au bout du compte, ses rencontres avec Mr Oiseau son double, ou ses multiples centres d’intérêt – professionnels, avec le monde du cinéma et du théâtre, acteurs, producteurs, critiques, public, journalistes, sentimentaux, entre ses femmes, ou familiaux, avec sa fille et la drogue, c’est tout cela qui constitue autant de points de fuite, d’échappées pour la caméra qui jamais ne s’arrête (même quand elle rencontre des couloirs vides et vertigineux), qui partent tous du même point pour revenir inévitablement au même point, Riggan soi-même – même lorsque la caméra s’attarde sur d’autres personnages pour des soli provisoires.
Toutes les questions évoquées sont essentielles (trop …) jusqu’à en devenir très lourdes : le temps qui s’écoule, la gloire passée et la vieillesse (et de fait Riggan / Keaton ressemble à un vieux volatile déplumé et emperruqué, ou à un vieux lézard plein de plis et de rides), la jeunesse et la drogue, le narcissisme schizophrénique des acteurs (énorme performance d’Edward Norton qui aura rarement su donner un tel relief à ses interprétations, jusqu’à la proposition délirante adressée à Naomi Watts à l’occasion de la première donnée en public), l’art, les mythologies modernes, le monde moderne (avec les inévitables références à Twitter ou à Facebook) … C’est à la fois trop et trop peu – avec un traitement inévitablement très superficiel de ces questions, banal ou caricatural (l’image des critiques, des producteurs, les références et les attaques contre des noms connus), autour d’une fausse question assez exaspérante : l’opposition entre un art populaire et un art élitaire, pour le public ou pour l’intellect (on croirait entendre les jérémiades d’un Claude Lelouch …), à ceci près que Riggan, ancien super-héros oublié, reconverti en théâtreux avant-gardiste ne sait plus trop choisir entre ces deux univers.
De fait la seconde partie est bien moins bonne – avec la juxtaposition de scènes longuettes, prévisibles et lourdes : les rencontres successives avec la critique, l’ex-femme, le producteur, le double emplumé … et l’effet de surprise initial, avec l’inévitable chute de rythme, s’en trouve largement estompé.
Birdman tout particulièrement, et bien plus que d’autres films, est donc soumis au ressenti du spectateur. On pourra aussi bien être sensible à l’expérimentation, à son urgence, au plaisir de se perdre dans le labyrinthe du théâtre, ou au plaisir provoqué par les délires (la traversée de Broadway en slip, ou le survol de l’homme oiseau), ou encore à la grande beauté des images, des couleurs et des mouvements initiés par Emmanuel Lubezki – ou, au contraire, au côté très m’as-tu vu du procédé qui parvient mal à dissimuler la banalité ou l’insuffisance (certains iront jusqu’à l’indigence) du propos et son extrême lourdeur.
Et ces deux points de vue, avec mille nuances intermédiaires, pourront donner d’excellentes critiques,
en négatif (avec de très bonnes analyses du plan-séquence et de ses limites) :
(KingRabbit) http://www.senscritique.com/film/Birdman/critique/38448241
(Mymp) http://www.senscritique.com/film/Birdman/critique/45412040
En positif
(Gothic, avec un très beau plan-séquence d’écriture)
http://www.senscritique.com/film/Birdman/critique/34966380
(Guyness, tout en nuances) http://www.senscritique.com/film/Birdman/critique/46190834
Reste « l’avenir », très improbable on l’aura compris, de Riggan au croisement de tous ces regards – sur la scène du théâtre, dans un premier temps, quelque part entre Brandon Lee et Molière, cet ultime grand écart pathétique et tragique correspondant bien à l’opposition soulignée tout au long du film entre populaire et intellectuel.
Et dans un second temps, on y revient, le vol d’Icare …
Jusqu’à la mer Egée ?