On peut trouver de nombreux mots pour décrire Black Death, presque tous proscrits par la bienséance, et apparemment inutilisés par la majorité des critiques qui se sont penchés sur ce film, non par bienséance, mais au contraire car ils l’ont apprécié et le recommandent.
Je me suis bien fait avoir, moi, à qui ces avis avaient promis un scénario intelligent. Voilà le brouillon tant vanté : 1348, alors que la peste pointe à peine le bout de son nez dans le Sud de l’Angleterre et qu’elle commence seulement à s’y répandre à certains endroits (contrairement à ce qui est dit dans le film), un évêque décide de sortir de son quotidien monotone en dépêchant quelques stipendiés vers un village qui, à l’instar de tout le reste du pays, n’a pas eu le temps d’être touché et qui pour cette raison s’est unanimement transformé en secte d’adeptes d’une version féminine attardée de Ludwig Feuerbach (« Des siècles de terreur et de domination sont représentés ici ! »), village à la tête duquel se trouve un homme-graine d’haricot (je m’excuse, il est possible qu’il doive-t-être pris au sérieux) reconverti en prêtre de la « trinité impie » : « en tant que chrétien, vous apprécierez le concept de trahison ! ». Ils ne sont en rien païens au passage, comme c'est pourtant affirmé partout. Du fait que les quatre sacripants ne reviennent jamais et que le plan ait visiblement échoué, l’évêque décide de recommencer exactement la même chose en envoyant Sean Bean et quelques anciens malfrats (dont l’un d’entre eux est tortionnaire, bourreau, assassin, voleur et violeur tout à la fois – pourquoi choisir ?), vers le même village pour y capturer l’homme-graine d’haricot et l’amener coupé en deux dans le sens de la longueur. Je cherche donc dans les critiques savantes de ce site une explication, et je la trouve tout de suite : l'Église envoie un commando de mercenaires et d’inquisiteurs pour remettre le village sur le chemin de dieu à grand coup de masse d'arme et de vierge de fer. Logique on est au Moyen Age après tout ils n’avaient pas accès à l’intelligence. Je me permettrai de corriger deux petits détails : il n’y a aucun inquisiteur dans le groupe me semble-t-il, seulement un novice fébrile qui donne des confessions aux suicidaires, et Dieu prend une majuscule. Pour le reste, c’est exactement aussi … absurde.
Si j’ai bien compris, Christopher Smith tente également de créer une tension entre la certitude des mercenaires et les épreuves qu’ils traversent (remises en question du type : « Thou shalt not kill! Remember? R E M E M B A H ! ? »), croyant s’attaquer au « fondamentalisme » selon ses propres mots (s’il y avait des doutes sur son ignorance, c’est à présent réglé), alors qu’en réalité lui et son équipe ne font que tourner au ridicule leur propre caricature de qu’ils pensent être la certitude religieuse. Notons avant de poursuivre que cela n’empêche pas un expert du site de proclamer haut et fort que la foi en prend un sacré coup dans le film. On voit ce que l’on veut voir, poursuit cette critique, ce qui semble-t-être une mise en abîme. J’étais presque convaincu que la fin du film était une farce assumée (le contraste entre le ridicule du propos et le sérieux avec lequel il est développé m’a en tout cas fait rire à de multiples reprises), mais apparemment Smith pense que c’est une étape logique dans la « radicalisation » du personnage principal ainsi qu’une explication potentielle de ce qui a motivé les procès de sorcellerie… (avec d’autres raisons pour le clergé précise-t-il dans une interview : la corruption, le pouvoir et l’argent – logique je me plie face à des analyses aussi intelligentes on croirait presque lire un historien marxiste du 19ème siècle).
L’idéal est de savoir plus que ce que l’on ne dit lorsque l’on traite ainsi d’un épisode historique, d’avoir ainsi une vue de l’ensemble, puis de trancher avec pertinence et d’aménager sa fiction en son sein ; le scénariste de Black Death fit tout l’inverse, de même que tous les départements présents lors du tournage. Des détails historiques pris de n’importe où sont assemblés de manière attardée afin de dresser un portrait de l’époque conforme aux images les plus grossières que les créateurs avaient en tête depuis le départ. Quelques détails me reviennent : une histoire ridicule de 128 sorcières tuées dans un seul village en une seule nuit, au 14ème siècle je le rappelle, un résumé de la bataille de Crécy et des mœurs de la chevalerie par un vétéran qui m’a fait fort rire, le passage de ce qui devait probablement ressembler à des flagellants au milieu d’un ruisseau, les « armes » inoffensives ou absurdes, les « armures » en vélin clouté ou plates boueuses, la machine de torture, etc. Les clichés visuels auxquels le public est apparemment habitué au point de les croire vrais mordicus sont presque tous présents et le faible effort de faire authentique ne dépasse pas le clin d’œil presque systématiquement inexact. Nous avons sur ce site un ancien étudiant en histoire médiévale pour attester, pourtant, et plein d’autres utilisateurs pour confirmer l’immersion dans le 14ème siècle. Ça m’apprendra à écouter les autorités compétentes, moi qui ai aussi lu sur Sens Critique que le film rendait hommage aux paysages anglais pour me retrouver finalement devant les plantations de sapins en rangée d’une Allemagne contemporaine…
Je m’étais tout de même bien préparé à certaines choses avant le visionnage, puisqu’un autre critique m’avait prévenu que le manque de budget se ressentait dans la première partie du film, avec des choix cache-misères pour les plans dans le monastère et dans la ville. Mais en voyant Black Death je me rendis très vite compte qu’en réalité rien ne justifie la fumée en arrière-plan et les cadrages rapprochés, puisque l’arrière-plan, bien qu’austère, est bien là, et qu’un décor sur une ou deux ruelles ne coûte de toute manière presque rien. Il faut se rendre compte que donner plus de budget à une équipe pareille, c’est tenter d’arroser un désert. Et pour se rendre compte de ça, il faut comprendre comment ces tournages fonctionnent. Il peut paraître simple dans l’absolu de filmer un moinillon se balader dans une rue ravagée par la peste, par exemple, mais il n’en est rien pour M. Christopher Smith et ses sbires, à qui l’on doit une scène assez remarquable, faite d’exactement 14 plans bâclés dont aucun n’était visiblement prévu à l’avance. L’instruction fut la suivante : « If it happened just ten years ago, we would be filming it with respect for the absolute human tragedy that it was. That’s why I shot as if you were watching war footage » (C. Smith). Une autre manière de dire à son opérateur : filme comme un gogol pour faire authentique, et n’hésite pas à zoomer sur les cadavres afin de mettre l’emphase sur l’aspect tragique de la peste/de la torture. Après ce briefing matinal, la journée coûte cher en matériel et personnel inutiles, alors il faut aller vite. L’image, pas secouée mais tout de même instable, témoigne d’un choix particulier mais encore une fois révélateur : l’opérateur utilise bel et bien un stabilisateur de prise de vues portatif professionnel (à part dans certains plans rapprochés et dans les scènes de combats je crois, où c’est caméra-épaule, mais je préfère ne pas parler des scènes de combat, et les oublier au plus vite), or il n’arrête pas de se dandiner et de recadrer comme s’il ne savait pas trop quoi faire, ce qui rend ledit stabilisateur de prise de vues portatif inutile (tout comme l’opérateur, en soi ; ça commence à faire beaucoup d’argent jeté par la fenêtre pour le budget bien rentabilisé que vante internet) – au lieu de filmer l’ensemble et de laisser le spectateur choisir, ou de faire les choix soi-même, Smith force la caméra sur les sujets les uns après les autres sans se décider, (à l’instar de ce qui est désormais fait presque partout ailleurs mais de manière bien plus moche encore), non sans faire au passage un panoramique hésitant et désorienté sur la flaque de boue ou le pan de mur à moitié écroulé qui sépare deux têtes grincheuses d’acteurs. Des objectifs complètement inadaptés renforcent encore l’effet qui en résulte. Les myopes avides de sensations fortes, quant à eux, en raffoleront, et regretterons que l’on n’ait pas utilisé du 800 mm monté sur une perceuse électropneumatique – ils se retrouveront tout de même avec le réconfortant équivalent de se balader sur des pavés avec un télescope anamorphique. Mais revenons à notre scène : livré à lui-même dans une ruelle dont il a vite fait le tour, l’opérateur avance et recule lorsqu’il se rend compte que l’acteur lui arrive dessus, il déambule, ne parvient pas à se décider, filme quelques détails morbides de très près, trébuche, filme les pavés ou les murs, etc. – on avisera au montage … si le monteur sait monter seulement, or manque de chance, lui aussi fait systématiquement les choix les plus demeurés, coupant soit trop tôt (avant que le plan ne puisse être réceptionné par le cerveau – ça, à la limite tant mieux) soit trop tard (lorsque le caméraman doit commencer à improviser pour combler le vide ou qu’il passe déjà à autre chose). Le seul « travail » de mise en scène sur les 14 plans d’Eddie Redmayne marchant dans une ruelle se trouve dans deux transitions identiques, toujours sur une seule scène donc (un cadavre est transporté, la caméra le suit puis pivote de retour vers le moinillon, la première fois lorsque ce dernier arrive dans une ruelle, et la seconde lorsqu’il passe dans la suivante ruelle), ainsi que dans quelques tentatives avortées de donner une impression de débordement/désespoir type war footage. Un détail pourtant : même au milieu du feu ennemi, les caméramen de guerre filment mieux que cela. Dans le produit final, on aperçoit tant bien que mal un des rares débuts de décors décents du film à l’arrière-plan ; triste, car ce pauvre décor, déjà austère, est systématiquement coupé ou rendu flou sans aucune raison, et l’on se retrouve donc avec des petits bouts de ce qui aurait été un plan large correct. De l’argent jeté au feu. Et pour l’intérieur du monastère, c’est pareil : quand vous avez le budget de suspendre deux ou trois tapisseries et de les délaver ensuite, vous avez l’argent d’en suspendre deux ou trois et de ne pas les passer au gros grain (ça vous fait même des économies en papier ponce ! – et vous évite de passer pour un imbécile qui rajoute de la boue, de la fumée, des excréments et des objets ou décorations rongés par les siècles pour faire moyenâgeux), quand vous avez 50 bougies à placer, vous ne les mettez pas dans une seule pièce en plein jour alors que le reste du monastère est en quasi-pénombre, etc. L’éclairage, de toute façon, est laid au possible ; un technicien a été payé pour nous placer du bleu-nuit/orange-feu trisomique pour la nuit, et un soleil à l’arrière-plan/réfléchisseur à l’avant pour blanchir la tête de l’acteur qui tourne le dos à la lumière pour le jour – binôme devenu systématique aujourd’hui, mais ici souvent plus moche et incohérent encore.
Au lieu du film brut attendu, Smith ne nous livre donc que la parodie de son incompétence. Alors qu’il devait aborder des questions fondamentales (je suppose, en tous cas), il ne fit que saper les fondations ses propres fantasmes sur la foi en les confrontant à leurs absurdités évidentes. De sa volonté de se baser rigoureusement sur la réalité de l’époque demeure seulement une déception à la hauteur de l’ambition originale. Mais aussi absurde que le film puisse paraître, surtout lorsqu’un madame Tussaud muet d’Aguirre vient vous rappeler l’abysse dans laquelle vous vous trouvez, l’internaute cinéphile vient encore se rajouter au paysage pour vous faire tomber à la renverse d’émerveillement. Rien de surprenant, en réalité, me rends-je compte finalement, de voir ainsi le défaut de goût et la mauvaise foi applaudir le mauvais goût et le défaut de foi.