Black Harvest, c'est déjà un très beau titre : la récolte noire. Noire comme les grains de café noircis quand on les récolte trop tardivement et qu'ils pourrissent. Noire comme la colère et point d'orgue d'un schéma d'exploitation capitaliste. Noire comme les membres de la tribu ganiga qui sont employés comme des esclaves. Et enfin noire comme la guerre tribale qui éclatera au cours du tournage du documentaire entre tribus rivales.
Troisième volet de la trilogie papoue réalisée par Bob Connolly et Robin Anderson, troisième temps dans l'histoire de la colonisation de cette région de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui n'avait jamais eu de contact avec le monde extérieur jusque dans les années 1930 (racontée dans le premier film, First Contact, 1983) et qui avait ensuite suivi le parcours presque méthodique de la prédation capitaliste au travers du fils métis d'une Ganiga et d'un colon blanc, Joe, et de ses plantations de café (l'objet de Les Voisins de Joe Leahy, 1989). Black Harvest présentera quant à lui un troisième aspect de cette histoire de colonisation s'étalant sur un petit siècle, sans doute le plus dur : l'onde de choc provoquée par la chute du cours du café à la bourse mondiale et ses répercussions dramatiques sur toute une communauté papoue.
Connolly et Anderson avaient prévu de revenir quelques années après la fin du tournage de Joe Leahy's Neighbours, pour suivre les promesses de Joe qui avait exploité de manière acharnée des centaines de Ganigas en leur promettant qu'ils accèderaient à la fortune eux aussi, comme lui, s'ils se tuaient à la tâche comme il le leur demandait pendant toutes ces années. Quand les documentaristes australiens revinrent, ce fut l'exact opposé qui arriva : le cours du café en chute libre poussa Joe à exploiter toute la tribu encore davantage, en réduisant toujours plus les coûts (c'est-à-dire en demandant à ses congénères de travailler presque gratuitement aussi longtemps qu'il le faudra). L'exploitation ne connaît aucune limite, mais visiblement les Ganigas avaient atteint leur seuil de tolérance et des actes de rébellion commencèrent à bourgeonner. Les réalisateurs adaptèrent les conditions de tournage aux événements particulièrement intense en restant vivre sur place pendant une année complète.
Et pour cause : en plus de la situation proprement incroyable relevant du cas d'école en économie, sociologie, ethnographie et anthropologie, un autre facteur s'est glissé dans le chaos. Une guerre tribale éclata entre plusieurs tribus ennemies, générant des alliances ponctuelles et bouleversant totalement les équilibres et les dynamiques préexistantes. Pendant ce temps, les femmes explosent : "on leur remplit le ventre pour qu'ils aillent se battre" dira l'une d'entre elles. Black Harvest donne ainsi à voir des scènes d'affrontements littéralement extraordinaires, capturées sur le vif. Mais c'est aussi l'occasion de voir comment Joe s'est associé avec le chef ganiga de la tribu, Popina Mai, dans le seul but d'étendre son emprise et son entreprise d'exploitation — en faisant de lui un sous-chef, l'horreur absolue. On apprend en marge des événements que la police locale a interdit aux hôpitaux de prendre en charge les blessés de cette guerre de clans (en faisant payer 100 dollars, une somme exorbitante pour eux, pour toute flèche enfoncée à enlever). Une scène d'opération chirurgicale maison passe difficilement, on se souviendra longtemps du "Détends-toi, tu es entre des mains expertes" tandis qu'on lui charcute la jambe. On apprend aussi que les réalisateurs, après avoir payé la somme pour sauver la vie d'un blessé ganiga, se trouvèrent menacés par les tribus ennemies — leur maison fut brûlée, un ami ganiga proche tué, et leur nom inscrit sur une liste de gens à abattre.
Black Harvest clôt cette trilogie monumentale avec une intensité féroce, et scelle un chapitre d'une valeur documentaire inestimable sur les interactions entre deux mondes. Le monde des Papous et le monde de l'économie de marché. Un documentaire qui permet de voir un travailleur ganiga, exploité pendant près d'une dizaine d'années, se faire expliquer les lois terribles de la mondialisation dans une banque. De nombreuses séquences de débat entre plusieurs groupes, avec des façons inimitables de parler / crier. Ou encore une guerre tribale à grande échelle avec des guerriers armés d'arcs et de flèches (on repense à Dead Birds de Robert Gardner, 1963), alors que le sujet initial était quand même un film traitant du café. Et finalement la chute d'un homme pris en étau entre deux cultures, entre l'ancien et le moderne, après avoir cherché à tirer profit des deux. Je vois difficilement comment une fiction aurait pu faire plus explicite et démonstratif.
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