Minuit. Les lumières des immeubles d'en face disparaissent. Sur la télé, un titre en lettres rouges : Blade Runner.
Puis des noms, Harrison Ford, Vangelis ou Ridley Scott. Une musique, inquiétante mais hypnotisante, en fond. Un texte explicatif qu'on ne lit pas trop, il est tard, la fatigue. Une date, un lieu, et soudain, une note plus puissante que les autres, des colonnes de flammes, on y est, les immeubles se rallument. Le film peut commencer.
Ce qui marque après un énième visionnage de Blade Runner, c'est d'abord sa grande cohérence. Le film parle peu, l'intrigue va droit au but, pourtant il dit beaucoup. Une idée ordonne le tout : les robots sont devenus plus humains que les humains, et les hommes plus mécaniques que des animaux. Les humains sont des moutons, les moutons sont électriques. Humains et Réplicants partagent une même déréliction, c'est la même peur de la mort qui hante le pauvre flic Deckard, malmené par ses cibles, et le plus-qu'humain Roy, le meneur des réplicants. Le film n'est pas robotique pour autant, il est d'une grande froideur mais l'organique est omniprésent : yeux congelés, crâne écrasé, sang... De partout, ça suinte, on se sent salit, tout coule comme de la boue, il pleut sans arrêt, on a l'impression d'être trempé. Comme dans une barque, le spectateur n'a plus qu'à se laisser porter par le courant, les images nous bercent et la musique flotte, lancinante. En se laissant ainsi hypnotiser, on échappe à la noyade, on assiste juste à un naufrage, celui du monde qui tombe en ruine.
Si le film est noir, triste c'est que l'on regarde le deuil de l'ancien monde sans pouvoir agir. La socialisation est remplacée par d'immenses panneaux publicitaires qui promettent un avenir radieux, alors qu'ils sont plus effrayants encore que les passants louches et les rôdeurs de la rue. Le film est obsédé par la mort, que les hommes recherchent et que les Réplicants fuient. Pour Deckard, il faut tuer, pour Roy il faut vivre, prolonger la vie. Mais il se heurte aux lois de la science, qui le privent de cette vitalité tant désirée, et pour avoir voulu devenir humain il en est réduit à devoir tuer à son tour. Les hommes sont incapables d'empathie, ils ne vivent plus que pour eux-mêmes, ils craignent l'autre, comme le montre la peur de Sebastian lorsqu'il découvre une femme qui dort dans les poubelles. Il n'y a plus de société, plus de valeurs communes pour fédérer les hommes. On est seul dans ces ruines où règne un individualisme anomique. S'il y a des policiers, ils ne protègent de rien, ils ne font que défendre l'apartheid social triomphant. Les riches (Tyrell) ne se mélangent pas aux pauvres (J-F Sebastian), même s'ils travaillent et jouent ensemble ; les robots ne se mêlent pas aux hommes sous peine de mort. Le résultat est un monde fracturé où triomphe le chaos, comme une nébuleuse qui égare les humains dans la brume et les sépare. Cette séparation ne provient pas de l'ordre naturel des choses mais bien d'une volonté invisible. Deckard rêve d'une vie tranquille, sans histoire, mais il est sans cesse rattrapé par le pouvoir, par ses devoirs de policier. La scène des nouilles illustre tout à fait cette individualisme qui ne garantit en fait aucun autre droit que la solitude : même en plein repas on est forcé de se soumettre aux ordres de la hiérarchie, en bon fonctionnaire.
Ce qui fait la richesse de Blade Runner ce n'est cependant pas d'être une longue plainte sur l'état du monde mais bien la possibilité qu'il laisse voir de retrouver du sens dans l'absurde. La quête de Deckard et Rachel est celle de la liberté, qui nécessite d'admettre que l'identité à laquelle ils se rattachent n'est qu'une construction artificielle, que leur passé est un mensonge. Pour le nouvel homme, le Réplicant, seul le présent est vrai, réel. Il n'y a plus d'histoire et de mémoire, juste la vie. Cette innocence est parfois destructrice, elle impose de tuer le père comme une brute, mais elle est aussi l'occasion pour l'homme d'inventer ses propres valeurs morales, de créer ses propres lois, libérés de la tutelle étatique : c'est le sens du geste salvateur de Roy dans la scène finale, légitimement culte, mais aussi de la fuite de Rachel et Deckard qui renoncent à cet ancien monde apocalyptique. Le passé doit s'effacer : " All those moments will be lost in time, like tears in rain." dit Roy, sur le point de mourir. Mais ce sacrifice n'est pas tragique, il marque le début d'une vie nouvelle, celle de Deckard, qui retrouve enfin sa liberté et surtout, son humanité.
En bref
Blade Runner n'est pas qu'une bête traque entre humains et Réplicants. C'est une œuvre profondément réfléchie, métaphysique, qui rappelle à quel point une histoire d'une grande simplicité peut dire beaucoup. Les millions de détails du film s'assemblent en un film parfait, intemporel, dont le message porte bien au-delà de son époque, et résonne encore en nous par sa sagesse et son intelligence.