Alors que les années 70 étaient traversées par une certaine folie, par une envie de ruer dans les brancards, de remettre en cause le pouvoir en place, les glorieuses 80's furent elles placées sous le signe de l'image, de l'esthétisme à tout prix. Deux films auront transcendé cette tendance, marquant au fer rouge les productions suivantes. Deux oeuvres intelligentes et cultes réalisées par deux frères. D'un côté, "Les prédateurs" de Tony Scott, variation vampirique et profondément mélancolique sur le temps qui passe, sur notre mort éminente. De l'autre, "Blade Runner" de Ridley Scott.
Du roman de Philip K. Dick, "Blade Runner" n'en garde que la structure et les thèmes. Pour le reste, il adapte. Il complète. Il en atténue certains aspects pour en renforcer d'autres. Exit la paranoïa galopante d'un ennemi au visage trop humain, bonjour le film noir métaphysique et philosophique. Le discours reste grosso merdo le même, mais l'exécution diffère. Les motivations des personnages changent, leur traitement également. Jadis au coeur de l'action, complexe et névrosé, en quête de spiritualité et d'humanité, l'homme ne fait plus que de la figuration. L'androïde, ou Replicant, a désormais pris sa place. Tient le haut de l'affiche.
Termes absents du livre initial, le Blade Runner et le Replicant ne font plus qu'un, le premier chassant l'autre, à moins que cela ne soit l'inverse. Le chasseur de prime, dont on ne sait finalement rien, ressemblerait presque à une coquille vide face à ses cousins artificiels. Eux sont flamboyants. Magnifiques. Aussi dangereux et émouvants que des gosses paumés qui ne sauraient pas encore faire la différence entre le bien et le mal. Des figures tragiques et prométhéennes en quête d'un père et d'un peu de temps pour vivre.
Notre oeil à nous, au coeur même de ce que sera la décennie des années 80, est sans cesse interpelé, fasciné, sidéré par tant de beauté, de merveilles. Tout à la fois émerveillé et horrifié par une vision d'un futur qui pourrait être le nôtre. Un avenir où le ciel bleu n'existe plus, tout comme l'animal. Où les buildings et les réclames prennent toute la place. Une terre infertile où même l'être humain a foutu le camp. Ne laissant derrière lui qu'un bordel sans nom. Mais un bordel reconstitué avec une maîtrise incroyable, nourrie de multiples influences. Des tableaux dantesques rendus possible grâce à la vision d'artistes au meilleur de leur forme.
Un déferlement de sensations qui ne serait rien sans le génie d'un Ridley Scott à la barre, sans les trucages inoubliables de Douglas Trumbull, sans la contribution d'artistes comme Syd Mead ou Moebius, sans la musique planante et entêtante de Vangelis, ou encore sans la sublime photographie de Jordan Cronenweth. On ne peut également pas laisser sous silence l'implication d'un casting remarquable, la folie et l'intensité d'un Rutger Hauer possédé et improvisant la plus belle tirade du septième art, la fragilité mêlée de détermination d'un Harrison Ford dans un de ses plus grands rôles, le mélange d'innocence et de perversité émanant des yeux de Daryl Hannah, ou encore la classe ultime d'Edward James Olmos.
Oeuvre sensitive, sensorielle, visuelle, picturale, "Blade Runner" fascine également par son histoire, son parcours. Ou comment ses divers montages ont façonnés un film en constante mutation. Ou comment d'un montage provisoire encore bancal mais déjà très clair dans ses intentions, en passant par différentes versions, optimistes comme pessimistes, surlignées par une voix-off ou se reposant sur ses simples images, est né un chef-d'oeuvre intemporel, impérissable, inégalable.