Il demeure des piliers au sein du Septième Art qu'aucun sablier ne saurait ébranler. Blade Runner, sans conteste, fait parti de ces monuments intouchables, dont la grandeur intimiste n'a d'égal que son mystère visionnaire. Alors que l'oubli devait creuser ses rides, le temps nourrit au contraire toute son essence, sa crédibilité devenant peu à peu immuable et palpable.


À l'aube de sa quarante-cinquième année, Ridley Scott multiplie précocement les chefs d’œuvre, Blade Runner succédant à Duellists et Alien sans sciller des yeux, explosant même la rétine du spectateur de 1982 qui devait assister à un spectacle encore hors de portée de sa conscience totale. Le panorama qu'offre le film, glorification de la science-fiction couplée aux angoisses asthéniques du film noir, se révèle à la hauteur de la fascinante richesse qui le jonche. Le cadre divague dans ce monde de morts baigné d'artifices, ne reflétant que le fantôme de l'Homme, un simulacre calvairique qu'embrassent les androïdes pour trouver l'inaccessible sens de la vie, un doux rêve fait de moutons éléctriques. Le néo-noir qui contamine la moindre parcelle futuriste invoque alors le chant constant d'une mort programmée, muant encore et toujours le long des âges.


Scott fédère ici une avalanche d'épouvantes aussi éloignées qu'imminentes, quelques cauchemars d'ambition et de destruction dans un objet plastique absolument sidérant. Dans la forme et le fond, Blade Runner reste intemporel, se meut et empoigne nos sens sans desserrer son étreinte. Sur les notes envoûtantes de Vangelis, le décorum de matte painting crasseux et maquettes imposantes se gorgent de lumières éparses, entre néons et effets stores, étincelles émergentes du monde clipesque qui prennent ici leur essor épique, synonyme d'un mégalopole industrielle de tous les excès. La luxure, la débauche, c'est ce qui fait le design même du film, Scott ayant littéralement possédé les travaux des directeurs artistiques sur le plateau, envisageant même la composition et la succession des plans tel celles d'une bande dessinée mouvante.


Au cœur de ces arcanes colossales, le troisième métrage de Ridley Scott est aussi fort de ses personnages fulminant dans les limbes quasi-divines de l'interrogation. Rick Deckard, agent mal léché à l'impair refait, otage d'un serpent qui se mord la queue, l'humanité traquant sa propre création. Rachael, androïde à l'affection contrôlée, échappant à sa propre fiction en embrassant l'amour de l'Homme. Et surtout Roy Batty, machine plus humaine que l'humain, prophète en mission archangélique dont l'aboutissement crééra la plus belle réplique de l'Histoire du Cinéma, et l'envol d'une colombe sublimée par la bonification du temps.


Le temps, facteur indélébile à la maturation du film : le long des années, Blade Runner s'est vu changer, muter, s'éclaircir, à travers sept montages différents plus ou moins commerciaux, plus ou moins maîtrisés. L'âge a fait perdre au montage la voix-off outrancière et sur-explicative de Deckard, a effacé l'échappée finale du personnage avec Rachael dont l'emploi des rushs de Shining témoignait ouvertement de son aigreur spectrale. Émane enfin la révélation d'une hallucination féérique, le mouton devenant licorne, ultime incantation de l'esprit finalement cinétique de Deckard... Trente-cinq ans après, Scott regagne enfin le contrôle total de son oeuvre et le remodèle, le perfectionne dans le moindre détail, livrant l'ultime chef d'oeuvre, son Replicant qui aura longtemps cherché le grand créateur qu'il est.


Des quelques fragments qu'il aura entraperçu avant de mourir, Philip K. Dick scanda que Scott, grand ami de ses derniers instants, été parvenu à pénétrer son esprit et à en ressortir un objet prodigieusement autonome. Blade Runner suinte et saigne cette aura mystique d'une créature artificielle, artistique, qui traverse les âges et dépasse ses créateurs. Oeuvre de dégénération, charade sur la mortalité, le film a progressivement trouvé réponse à ses questionnements - tant thématiques que de production - un tableau hybride passant du polar au conte tel un polaroid dévisagé. Il nous fait voir des choses que nous ne pouvons croire, vivre des intrigues que nous ne pouvons comprendre, une pluie acide et organique qui lave l'éther de notre existence.


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le 27 sept. 2017

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MaximeMichaut

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