Huit. C'est le nombre de visionnages que je me suis infligé avant d'en arriver à la conclusion qui va suivre. Huit séances au cours desquelles je me suis demandé pourquoi ? Pourquoi malgré mon amour pour la science-fiction, pour les films à ambiance, les bandes originales électroniques et les tempêtes sous un crâne : je ne parvenais pas à extraire un élément un tant soit peu positif du néant qu'est "Blade Runner" ?
Difficile de porter atteinte à un mythe. Mais lorsque ce dernier se révèle préfabriqué, sans aucune valeur ni souffle de vie (comme la quasi totalité de la production de Ridley Scott, une fois passés "Les Duellistes" et "Alien") voire néfaste : il est du devoir du passionné que de lancer un pavé salvateur dans la mare de la connerie. Quand bien même l'exercice est périlleux. Votre serviteur, pour avoir eu l'audace d'égratigner des "joyaux du septième art" aussi répugnants que "Inglourious Basterds", "Les Évadés", "Exodus" (pas celui de Scott pour le coup), "Stand By Me" ou "American History X" (j'en oublie forcément), accumule les blessures et les litres de crachats pris sur la tronche.
Concernant "Blade Runner", quelques uns avaient vu juste dès le départ. N'en déplaise à ceux pour qui la chronique assassine de Philippe Manoeuvre (à l'époque encore pourvu d'une paire de couilles solidement attachées) publiée dans "Métal Hurlant" contre le désormais monument de Ridley Scott, fut commandée par Jean-Pierre Dionnet qui n'avait pas toléré le pillage manifeste de l'œuvre de Jean "Mœbius" Giraud comme celle de Hans Ruedi Giger par le rouquin sniffeur invétéré : la chronique en question faisait mouche sur quasiment tout les aspects du long-métrage.
Car niveau vol et réappropriation jamais subtile des créations des autres : "Blade Runner" ne fait pas semblant. À commencer par son titre, piqué à William S Burroughs. Outre les travaux respectifs de Mœbius (qui, bonne pâte, ne s'indigna pas du forfait) et Giger (qui fut toute sa vie en délicatesse avec Hollywood), c'est le fondamental "Metropolis" de Fritz Lang qui se voit dépouillé de ses plans les plus emblématiques (le seul plan réellement vertigineux de "Blade Runner" lui doit tout). On notera également un autre emprunt crapuleux via les fameux réplicants, dont la dénomination revient à Gary Numan et son légendaire album "Replicas" de 1979 (un Gary d'ailleurs pas rancunier, étant donné que "Blade Runner" fait partie de ses films de chevet). Un choix d'appellation en adéquation avec la démarche de Scott de ne rien respecter de l'ouvrage d'origine, le fameux "Do Androids Dream Of Electric Sheep" de Philip K Dick. Se rappeller effectivement, que si le brillant auteur de "Substance Mort" et "Au Bout Du Labyrinthe" avait été convaincu par le décorum : il se désolidarisera du projet lorsqu'il s'aperçut que l'intrigue trahissait en tout point sa vision du futur comme ses préoccupations paranoïaques. Un script d'ailleurs écrit et rafistolé par une poignée de types pour la plupart désormais oubliés de tous, avec Scott en maître de cérémonie. On ne pardonnera qu'à un seul de ces larbins, David Webb Peoples, à l'époque perpétuellement alcoolisé, qui par la suite sera crédité aux scénarios de classiques aussi essentiels que "Impitoyable" et, pour ma part, l'effroyable autant que prophétique "Armée Des 12 Singes".
À ce stade que reste-t-il ? La musique ? Le score de Vangelis est un raté sur toute la ligne. Larmoyant, niais et surtout hors propos. On peine à reconnaître la patte du compositeur de "L'Apocalypse Des Animaux" à l'écoute de ce magma de sonorités pompeuses faussement oniriques qui échoue à transmettre la moindre émotion (mais quand le trait est forcé à ce point : rien ne peut fonctionner). Les décors ? Pour le peu de style et d'efficacité, on remerciera non pas Scott et sa clique, mais Douglas "2001" Trumbull, tiré de sa retraite en dernier recours pour sauver les meubles et qui même là, ne réussit qu'à moitié sa mission En deux mots : c'est laid. Excessif. Et trop sombre (car l'obscurité est le cache misère idéal pour dissimuler les travers et défauts d'une mise en scène sans âme et faites de bric et de broc). L'ambiance ? Disons que si les mégapoles dégueulasses, noyées sous les pubs intrusives, envahies par le smog et rongées par les pluies acides sont pour vous source de rêves et d'admiration ...
À titre de comparaison, "Thief" de Michael Mann, sorti un an avant "Blade Runner", demeure toujours un exemple somptueux de mise en scène nocturne où une ville est mise à l'honneur et avec à l'appuie : une bande son cohérente. Mais le père Mann, bien que rejeton de la pub ayant étudié avec Scott, est un grand metteur en scène, avec un sens affûté, organique, immersif et vivant de la contemplation. Il n'a jamais eu besoin d'être encadré par d'autres artistes pour garder une ligne directrice fiable et peut, lui, se targuer d'avoir offert ses lettres de noblesse à la nuit citadine au cinéma.
Enfin, pour rester dans un registre science-fictionnel, "Adieu Galaxy Express 999", lui aussi précédant "Blade Runner" d'une année : propose des environnements urbains futuristes et peuplés d'androïdes où les notions d'immersion et d'imaginaire ne sont jamais sacrifiées sur l'autel du clinquant et du vulgaire.
Mais le pire est ailleurs. Pour s'en rendre compte, une comparaison avec le roman originel s'impose. De façon à confronter deux conceptions incompatibles, celles de Philip K Dick et celle de Scott.
K Dick redoutait l'intelligence artificielle. À ses yeux, les androïdes sont des monstres. Incarnation d'une humanité désincarnée. Des golems cruels et motivés par l'anéantissement de tout ce qui n'est pas eux. Chez Scott, c'est l'exact inverse, les réplicants sont fascinants, héroïques et martyrisés par les méchants êtres humains qui ne veulent pas les intégrer. Quand bien même agissent-ils avec la même cruauté, la même perfidie et le même sadisme que leurs homologues de papier. Quoique. Homologue ? Pas vraiment. Là où K Dick traitait véritablement du rapport homme / machine, Scott passe complètement à côté de cet aspect primordial. Le réplicant n'étant au final ni un robot, ni un clone, ni même un bébé éprouvette né sans utérus : juste un humain de synthèse avec une date d'expiration. Ainsi le questionnement relatif à la potentielle âme de l'être mécanique tombe à l'eau. Entraînant vers l'abîme la raison d'être d'un film qui n'en est pas un.
Scott est un détraqué, dont le réplicant est le fantasme ultime. Tel Ash, l'infâme androïde de "Alien", admirant la pureté du xénomorphe, cette "prodigieuse créature" qui n'est pas souillée par la conscience, les remords ni les illusions de la moralité (que des traits de caractère applicables au réplicant). Nul doute que si Scott avait pu avoir la main mise sur le scénario du chef-d'œuvre (pas le sien, celui de Dan O'Bannon, Mœbius et Giger) de l'horreur spatiale : il aurait fait en sorte que Ash s'en tire à bon compte. À l'inverse d'un Rick Deckard sous valium, prodige de gaucherie traversant le film tel un François Pignon du futur : Scott les bichonne ses immondes réplicants. Tout y passe en terme de patho dégoulinant afin que l'on puisse s'identifier (parce que c'est ce qui nous est demandé) à eux. Y compris la partition qui se met à couiner lorsque Deckard parvient à les dézinguer ... seulement après avoir perdu toutes ses dents et endurer moult fractures et traumatismes au visage et aux mains. Ce n'est plus un flic : c'est une pinata. Le dernier quart d'heure du film atteint des sommets en matière de ridicule dérangeant. Entre Daryl Hannah en proto Harley Quinn (beurk, crève salope) hystéro et le pourtant ultra charismatique Rutger Hauer (il restera pour toujours à mes yeux le bestial Martin dans "La Chair Et Le Sang" ainsi que le monstrueux John "Hitcher" Ryder) lancé aux trousses de Deckard au cours d'une traque cartoonesque : impossible de ne pas perdre le fil en se demandant si on ne se moque pas de nous.
Puis vient le final sous la pluie. Et l'extinction pseudo christique de Roy Batty avec la colombe (le seul animal que lui et ses semblables n'auront pas tué). Le genre de fin qui entube tout les bouffons qui se prennent pour des théologiens comme les grenouilles de bénitier naïves. Ceux là même qui viendront vous parler de cette scène comme d'un hommage bouleversant rendu à la transcendance et à l'œuvre de Dieu. Rien que ça. Donc selon vous, l'œuvre de Dieu serait à l'image de golems sadiques, manipulateurs et froids comme la mort ? Arrêtez de déconner bon sang. Et faites face à l'évidence si vous avez la prétention d'avoir lu les textes. C'est l'arrivée de l'Antéchrist triomphant qui nous est présentée. Autant dire qu'avec une humanité à l'image d'une masse informe de coquilles vides et de déracinés : il va se régaler.
Des films fantastiques et de science-fiction qui ont su user judicieusement de la figure de Jésus : il y en a toujours eu. Et certains sont excellents ("Donnie Darko", "Videodrome", "Robocop" pour ne citer qu'eux). Mais "Blade Runner", franchement. Ces stigmates infligés dans la minute, sans aucune légitimité. Cette symbolique lourdingue qui ne tient pas la route. Prenez garde à rester crédibles. À bien des égards, Batty rappelle un autre Antéchrist science-fictionnel, figure allégorique du Mal vénérée par tous les candides et maître de la manipulation des esprits : Nagisa Kaworu. Néanmoins, si l'enflure d'albinos de "Neon Genesis Evangelion" bénéficiait d'un traitement ambiguë à l'extrême : le golem blondinet est clairement désigné comme le véritable héros persécuté par le vilain et pitoyable Deckard.
Une accumulation de fantasmes de poudré, se transformant séquences après séquences en prise de position clairement anti vie qui va culminer avec la director's cut, dans laquelle Scott s'arrange pour faire de Deckard un réplicant. Au détriment du roman de K Dick (mais il n'en reste plus rien dans le film) comme de l'avis d'un des scénaristes, Hampton Fancher, qui affirme toujours ne pas avoir pensé le personnage de Deckard comme un réplicant qui s'ignore.
Depuis la sortie de "Blade Runner", que s'est-il passé ? Les villes n'ont jamais été aussi dangereuses, sales et peuplées d'abrutis comme d'esclaves ayant acceptés leur misérables existences de loques consuméristes, cosmopolites et perméables à toutes les saloperies. L'ingénierie génétique profane la nature (il faut croire que les animaux synthétiques sont voués à avoir la cote) sans que cela ne provoque une indignation générale (les prétendus écolos étant plus rasoirs encore que des 33 tours rayés, n'ayant que leur "réchauffement climatique" à la gueule). L'être humain, jour après jour, se complaît dans la laideur, préfère l'avilissement à l'élévation, se réfugie dans des paradis artificiels (là encore K Dick avait raison) adolescents plutôt que de chercher la véritable beauté, certes, moins accessible ... Que la purge infecte de Scott, le cocaïnomane matérialiste et apôtre de la morbidité régressive érigée en évangile, soit célébrée par les plus grands savants actuels (comprendre : par l'internationale des pires cinglés en blouse blanche) n'a rien d'étonnant. Pour ce qui est du pillage en règle des œuvres d'autrui, de manipulations des masses cinéphiles, d'inversion des valeurs et même de délire proto woke : "Blade Runner" anticipait "Matrix". Toutefois, le faux pamphlet des Wachowski eu au moins un mérite : celui d'amener, sans le vouloir, les spectateurs à se poser des questions et prendre leur vie en main, quitte à affronter les tabous et faire fi des barrières psychologiques aliénantes. "Blade Runner", lui, n'amène à rien de bienfaisant ni de constructif. Confortant les individus dans leur cloaque en leur donnant l'illusion qu'ils font marcher leurs cerveaux.
Pur produit d'une industrie anti humanité (satanique ?). Pensum effroyable et bancal de toutes parts. Spot publicitaire xxl écoeurant. Assemblage de multiples références pillées chez les visionnaires et réduites à une bouillie visuelle au service d'un fond pernicieux ... N'en jetez plus. Une fois les oripeaux du film culte retirés, la toison d'or laisse place à la fosse septique.
Libre à vous de vous y baigner ... ou bien de la vidanger avant qu'elle ne déborde.
J'ai conscience que ce papier va en faire hurler plus d'un. Y compris mes éclaireurs/abonnés les plus fidèles et avec qui la confiance doublée d'un respect mutuel ont toujours régné. Mais "Blade Runner" me fait définitivement horreur. Aussi vais-je reprendre, en guise de conclusion, l'avis de Pauline Kael, personnage singulier du milieu de la critique US, capable du pire (taxer Clint Eastwood et Stanley Kubrick de cinéastes fascistes, flinguer toute la filmographie du dernier cité) comme du meilleur (déplorer l'apologie de la vengeance juive dans "Marathon Man" et voler au secours de William Friedkin lui aussi dépeint comme un réalisateur fasciste après "French Connection"). Miss Kael qui a su aller à l'essentiel et parler de "Blade Runner" comme d'un film qui n'a rien à apporter à son public et qui n'a pas été pensé en termes humains. Ajoutant que si le test Voight-Kampff existait : Ridley Scott ferait mieux de se planquer.