Ce serait moche une vie sans surprise. C'est le type de réflexion à laquelle je souscris lorsque j'ai affaire à des projets de la trempe de "Gueules Noires". Sa bande annonce intriguante ayant su me convaincre de m'y intéresser, alors que tout ce qui gravite autour de la "grande famille du cinéma français" est d'ordinaire propice chez moi aux plus vives réactions de dégoût. Et ce depuis les années 80.
Aussi, jamais je n'avais entendu parler de Mathieu Turi, pourtant déjà fort de quelques métrages, comme de participations en tant qu'assistant réalisateur à des projets de blockbusters, hélas, bas du front (Guy Ritchie), ridicules (Besson), voire infects (Tarantino). "Gueules Noires" est son troisième film. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que si l'œuvre n'a pas les épaules ni les qualités requises pour se hisser parmi ses illustres ancêtres : elle n'en demeure pas moins généreuse dans le bon sens, solide dans son exécution et se perdant rarement dans le grotesque où la vulgarité / inculture beauf qui jusqu'alors infectait toutes tentatives filmiques de genre à la française. Il est vrai qu'entre les Lascars de canal+ affrontant des morts vivants dans "La Horde" d'un Yannick Dahan dépassé et dévoré tout cru par ce parfait abruti de Benjamin Rocher (pire dialoguiste de France et de Navarre dont chacune des répliques auraient leur place dans un porno gay qui rassemblerait les représentants les plus affligeants du rap west coast), "La Meute" (ils ne s'emmerdent pas pour les titres, tous dignes de sites internet antifas / chasseurs d'antisionistes) dans laquelle "Massacre À La Tronçonneuse" et le versant horrifique de John Carpenter se retrouvaient embourbé dans le fin fond du territoire ch'tis où erraient des débiles profonds et un Benjamin Biolay fidèle à lui même (la loi m'interdit d'aller plus loin dans le portrait que je lui destinais) dans une ambiance parodique involontaire ou encore la pitoyable mise à mort du "Babylon Babies" de Maurice Dantec par un Kassovitz au paroxysme de sa haine de tout ce qui est digne d'intérêt : difficile pour l'amateur de séries b exigeantes de trouver son bonheur. Il faut néanmoins croire qu'avec "Gueules Noires", l'espoir semble renaitre.
Le film dispose en effet de plusieurs bonnes idées et sait en faire un usage judicieux dans sa première moitié. Après une introduction souterraine chargée d'entretenir le mystère et suggérer la peur qui vient du dessous (canari mourrant suivi de l'explosion) : on passe de l'Atlas marocain ensoleillé mais fruste à un nord de la France qui l'est tout autant (sans le soleil). La reconstitution de l'enfer industriel du bassin minier est irréprochable. Claustrophobes s'abstenir dès lors que la descente s'effectue direction un kilomètre sous la surface. L'ambiance étouffante des galeries fonctionne via le recours à un filtre jaunâtre encrassé. Oui. L'efficacité est franchement de rigueur, alors qu'elle s'évaporait au bout de 5 minutes dans les navets d'il y a plus de 10 ans.
Autre bonne surprise : l'antiracisme institutionnel qui a commis et continu de commettre ravages sur ravages parmi les communautés vivantes en France, n'imprègne pas la pellicule. Aucun des personnages (tous plutôt bien brossés) n'est un modèle. Ils sont français de souche, d'origine italienne, espagnole, arabe ... Certains sont plus fréquentables que d'autres (entre charisme de taciturne et bonhommie honnête), mais peu arrivent à se distinguer. Ce ne sont pas des héros. Seulement des pauvres bougres piégés dans une spirale infernale qu'aucun d'entre eux n'est préparé à affronter. Si leurs réactions pourront paraître exagérées (le trait est d'ailleurs parfois forcé) : elles sont, dans le fond, crédibles. Ils paniquent, perdent la raison, tentent des actions coup de poing en vain ... Seul Roland, solide gaillard et chef d'équipe (leader né) surnage parmi une troupe fracturée au fond de laquelle sombrent Berthier, savant illuminé en décalage total avec les réalités morbides qui l'entourent et le répugnant Louis, raciste au premier degré qui profane et blasphème à tout va (avec cette sinistre raclure, nous sommes au delà d'un "Dupont Lajoie", complètement dans la malfaisance et la crasse). Même Amir, catapulté depuis son Maghreb natal dans les entrailles du vieux continent à l'agonie, n'est pas sans reproche. Sa crainte d'être haï par tous les autres confinant à un auto apitoiement qui n'est pas justifié. Il saura d'ailleurs surmonter ce délire lorsque la créature lui proposera de faire de lui son égal en puissance (dont il aurait pû se servir contre les babtous racistes), proposition qu'il déclinera (quelque chose me dit que Turi doit avoir une tendresse pour la maudite "Forteresse Noire" de Michael Mann, mettant en scène un savant juif qui, pris dans la tourmente des années 40, pactisait avec une abomination lovecraftienne dans le but d'anéantir les allemands, avant de comprendre son effroyable erreur).
Venons en à Lovecraft. Trop souvent maltraité (pour ne pas dire assassiné et frelaté à l'écran), c'est avec une certaine satisfaction que l'on ressort du visionnage de "Gueules Noires", tant l'horreur cosmique lovecraftienne y est un tant soit peu utilisée avec un respect doublé d'une connaissance qui ne font aucun doute. Quand bien même le procédé relève du fan service peu subtil. Le temps d'une séquence sont ainsi mentionnés les Grands Anciens, un calamar dragon de Bételgeuse qui attend de pouvoir faire main basse sur la Terre ainsi qu'un dénommé Abdul Al Hazred accompagné de son mantra devenu légendaire pour tout ceux qui un jour se sont aventurés dans une "Cité Sans Nom" : "n'est pas mort ce qui peut à jamais gésir ... au fil d'ères étranges, même la mort peut périr." Alors quand jaillit le monstre tant attendu, de grande taille, famélique et noir comme l'ébène, prenant un plaisir indéniable à réduire le vivant en lambeaux, un nom surgit instantanément dans l'esprit de l'assidu lecteur du reclus de Providence, lui infligeant au passage quelques frissons quasi existentiels : Nyarlathotep. Incarnation absolue du mal parmi les plus redoutées et bras droit des Grands Anciens dont l'omnipotence est telle qu'il a tout pouvoir sur n'importe quelle dimension (inutile alors de chercher à l'enfermer dans une quelconque prison ou sarcophage).
Et c'est là où malheureusement le film succombe à ses ambitions au détriment de ses possibilités techniques comme de son budget. Si "Gueules Noires" ne lésine pas sur le gore efficace et bien réparti (en bonne abomination cosmique à la cruauté infinie et qui se respecte : le monstre éviscère, égorge, démembre et malmène les chairs avec un sens de la mise en scène digne de "The Thing", je pense notamment à ce décollage de tête particulièrement sordide) : il peine à faire peur et à maintenir une tension constante dès lors que le fantastique et l'épouvante s'invitent, n'y parvenant qu'à de fugaces occasions (la scène des flashs, l'antre du mal, la fin). Reste la créature, sujette à moult débats. Entièrement animatronique (le film n'a jamais recours au virtuel), elle perd facilement sa faculté de terreur si trop exposée. Et justement : on la voit trop. Une erreur majeure de stratégie dans la construction d'une peur promise comme viscérale, tuant toute velléité de cauchemar indicible. Les leçons du premier "Alien" (jeu entre l'ombre et la lumière, apparitions furtives du xénomorphe, suggestions) n'ont semble-t-il pas été retenues. Un comble lorsque que l'on se penche sur les travaux de Yoneyama Keisuke, concepteur du monstre et l'un des fils spirituels de feu Hans Ruedi Giger.
"Gueules Noires" n'est pas un monument et n'a pas l'ambition de le devenir. Il manifeste toutefois celle de transfuser quelques gouttes de sang neuf dans la carcasse d'un cinéma de genre français tombé en disgrâce. Pari osé et à moitié réussi, mais pas une déception. Si Mathieu Turi avait bénéficié d'un budget comme d'un délai plus conséquent afin de peaufiner ce qui devait l'être : l'ensemble aurait sans doute abouti à une petite référence du genre.
On gardera ainsi une ambiance de première partie réussie, de bons acteurs pour la plupart, du gore jamais risible et un scénario simple mais qui ne cède jamais face au pathos ni face aux cahiers des charges manichéens de la bienséance républicaine qui n'ont que trop fait du mal au septième art français. Il n'y a plus qu'à espérer que cet essai prometteur puisse porter ses fruits à l'avenir et nous permette de pouvoir rivaliser avec les cadors anglo-saxons.