L’acteur Hampton Fancher, dans un geste presque irréel, acquiert en 1977 les droits d'adapter l'œuvre labyrinthique de Philip K. Dick : Do Androids Dream of Electric Sheep ?. La coïncidence étrange ici, c’est qu’il décide de créer une version réduite, un huis clos où l’essence même de la réalité serait filtrée à travers des murs étroits, une intimité suffocante. Sa vision initiale est celle d’un film à petit budget, où les frontières entre l'humain et l'androïde ne seraient plus floutées par des panoramas grandioses, mais par des dialogues feutrés et des jeux d'ombres, à l'intérieur de quelques pièces.
Hampton Fancher, lui-même hésitant à diriger cette étrange et fragile créature qu’il a façonnée, cherche l'avis du producteur Michael Deeley. Ici, la réalité commence à se dédoubler, car la simple consultation de Deeley devient l’étrange déclencheur qui propulsera le projet vers un horizon bien plus vaste, là où l’illusion de contrôle se dissout.
Lorsque Michael Deeley redirige Hampton Fancher vers Ridley Scott, la réalité du film prend une autre direction. Au départ, Scott refuse l’offre. Il est absorbé dans les sables mouvants de Dune, un projet vaste, complexe, où chaque grain de poussière pourrait étouffer l'esprit créatif sous son poids. Mais le destin, toujours imprévisible, se mêle de ce qui semblait figé.
La mort de son frère aîné, Frank Scott, en 1980, devient un point de rupture dans la perception de Ridley Scott. Tout se ralentit pour lui, un peu comme si les projets perdaient soudain leur sens ou leur urgence. La lenteur avec laquelle progresse Dune lui semble insoutenable. Et dans cette perte personnelle, ce deuil du frère, il cherche une échappatoire, une manière de fuir cette gravité étouffante. David Lynch héritera finalement de ce mirage qu’est Dune, une œuvre elle-même profondément dickienne dans son décalage entre rêve et réalité.
Le 21 février 1980, Ridley Scott entre alors dans l’univers naissant de Dangerous Days, le titre provisoire du projet. Mais il n’accepte pas de se plier à la vision de Fancher sans condition. Scott est un sculpteur d’images, un créateur d’ambiances, et le script de Fancher, trop centré sur les questions écologiques, lui semble insuffisant pour ce qu’il veut explorer : la frontière entre l’humain et l’inhumain, le vide qui s’étend dans les cœurs artificiels et les mémoires volatiles des replicants. L’environnement, la Terre en ruine, deviendrait un simple décor oppressant. L’essence même du récit devait être transcendée, amplifiée.
Le projet continue son étrange métamorphose, comme s'il cherchait à échapper à ses propres contours. Ridley Scott, désormais à la barre, a rebaptisé le film Blade Runner, appellation qui résonne comme un écho sombre, tranchant, à l'image de l'avenir qu’il souhaite dépeindre. Le titre devient à lui seul une fenêtre sur cet univers urbain, froid, où les frontières entre l’humain et la machine sont des lames qui risquent de découper l’identité même.
David Webb Peoples est alors engagé pour revisiter le script, un peu comme si on tentait de faire résonner la réalité déjà déformée du monde de Philip K. Dick dans le langage cinématographique. Peoples comprend que l'essence du roman doit survivre à cette mutation. Il persuade Scott de conserver l'âme de l'œuvre originale : la quête d’identité, la mélancolie de l'humain artificiel, ce questionnement omniprésent sur la nature de la conscience.
Hampton Fancher, de son côté, vacille sous le poids de ces réécritures. Son scénario originel, plus axé sur l’écologie et les enjeux environnementaux, se déforme sous les modifications de Peoples. Fancher peine à accepter cette direction nouvelle et finit par quitter le projet, un peu comme un architecte dont l’œuvre échappe à son contrôle.
Le destin de Philip K. Dick semble inextricablement lié à cette œuvre qu’il ne verra jamais prendre vie à l’écran. Le 2 mars 1982, à seulement quelques mois de la sortie de Blade Runner, il meurt d'une attaque cardiaque. Comme si sa propre existence, marquée par des questionnements incessants sur la nature de la réalité, l’avait poussé à quitter ce monde juste avant que le sien ne soit projeté en cinémascope.
Philip K. Dick n’aura vu que quelques extraits et ébauches des effets spéciaux du film avant sa mort, mais ces quelques fragments suffirent pour qu’il exprime une certaine reconnaissance, quelque chose de rare pour lui. À ses yeux, Ridley Scott et son équipe avaient réussi à capturer l’essence de son univers, non pas en la reproduisant fidèlement, mais en la transposant dans une vision cinématographique qui semblait résonner avec ses propres cauchemars.
Lorsque Blade Runner sort le 25 juin 1982, il est dédié à Philip K. Dick, comme un hommage posthume à un esprit qui a toujours navigué en marge de la réalité consensuelle, un esprit dont les œuvres interrogent constamment ce que signifie être humain dans un monde qui se fragmente, où les identités se décomposent.
Blade Runner se déploie comme un rêve fiévreux, un entrelacs de genres et de questionnements philosophiques qui résonnent bien au-delà de sa surface visuelle sublime. D’un côté, nous avons l’écrin du néo-noir, un hommage sombre aux films des années 1940, avec ses jeux d'ombre et de lumière, ses détectives solitaires et désabusés, et de l’autre, une science-fiction dystopique qui explore un avenir à la fois technologique et profondément mélancolique.
La mégalopole de Los Angeles, en 2019, est une créature vivante elle-même, une cité massive et déshumanisante, où les gratte-ciels titanesques côtoient la misère des rues, et où les néons clignotants dessinent les contours d'une ville à la fois en décomposition et en pleine ébullition. Les décors, signés par Syd Mead, sont à couper le souffle, transformant chaque scène en un tableau où la civilisation et la ruine se chevauchent. La ville semble suinter, écrasée sous une pluie incessante, et tout respire l’épuisement, l'entropie. C’est un paysage à la fois futuriste et post-apocalyptique, où les bâtiments et les machines dominent, écrasant la nature et l’humanité sous leur poids.
L'ambiance sonore, quant à elle, est magistralement façonnée par Vangelis. Sa musique, électronique et atmosphérique, semble flotter comme un écho lointain, tantôt douce et hypnotique, tantôt écrasante dans son intensité. Les nappes sonores, mêlées aux bruits de la ville, créent un sentiment de détachement, d’étrangeté, renforçant cette impression que l'on est constamment à la frontière du rêve et du cauchemar. La bande originale devient presque un personnage en soi, accompagnant chaque scène d’un souffle froid, comme le murmure d’une civilisation à l’agonie.
Sur cette toile de fond, Harrison Ford, dans le rôle de Rick Deckard, incarne un Blade Runner usé, un détective traqueur de replicants. Sa prestation, volontairement minimaliste, renforce l’idée que Deckard est un homme en perte de repères, fatigué, qui interroge sa propre humanité au fil de ses rencontres avec les replicants. Ford joue sur une note de résignation, de doute, laissant planer la question centrale : Deckard est-il lui-même un replicant, ou un humain à la dérive, vidé de son humanité ?
En face de lui, Rutger Hauer, dans le rôle de Roy Batty, transcende le rôle du bad guys pour devenir le véritable cœur émotionnel du film. Batty, le chef des replicants rebelles, n'est pas un simple antagoniste. Il incarne une quête désespérée pour prolonger sa vie artificielle et atteindre une forme d’immortalité, ou au moins de reconnaissance. Hauer imprègne son personnage d’une intensité quasi mythologique, culminant dans son monologue final, célèbre pour ses mots : « All those moments will be lost in time, like tears in rain. » Ce passage, à la fois poétique et terriblement humain, renverse l’idée même de ce qu’est un replicant. Batty, l’androïde, semble incarner plus d’humanité dans ses derniers instants que ceux qui le pourchassent.
Le cœur de Blade Runner, son thème principal, gravite autour de cette question vertigineuse : Qu’est-ce qui définit l’humanité ? Les replicants, créés pour servir, semblent exprimer plus d'émotions, de désirs, de peurs que les humains eux-mêmes. Ils veulent vivre, sentir, comprendre. La technologie les a conçus, mais ce désir fondamental d’échapper à leur sort les rend semblables à nous. Le film interroge sans relâche cette frontière floue : un être artificiel peut-il être plus vivant qu'un humain aliéné par la société technologique qui l’entoure ? Deckard lui-même, dans sa quête pour traquer ces machines, finit par se perdre dans cette réflexion. La question implicite : « Rick Deckard est-il un replicant ? » hante le film. Si même lui n’est pas sûr de sa propre nature, alors la distinction entre humain et machine n’a plus de sens.
Blade Runner s’impose comme une œuvre monumentale, à la croisée de plusieurs genres, où le néo-noir et la science-fiction fusionnent pour former une méditation sombre et profondément humaine sur l'identité, la mémoire, et la nature de la conscience. Ce film n’est pas simplement un récit futuriste ou une chasse à l’homme mécanique. Il est un miroir tendu vers nos propres angoisses existentielles. Les décors sublimes et la musique envoûtante de Vangelis créent un monde oppressant et immersif, tandis que les performances contrastées de Harrison Ford et de Rutger Hauer incarnent la lutte entre l'humain désabusé et l'androïde éveillé, qui cherche à échapper à la fatalité de son existence programmée.
Au cœur de ce labyrinthe visuel et émotionnel, Blade Runner pose une question centrale : qu'est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Et dans ce futur dystopique, où les machines semblent exprimer des désirs, des peurs et des rêves plus profonds que leurs créateurs, il devient de plus en plus difficile de trouver une réponse claire. La réalité s’effrite, la distinction entre créature et créateur se brouille, et l’humanité elle-même devient un concept fluide, incertain.