Il faut vivre soit dans une grotte, soit sur une île déserte pour ne pas savoir que Blade Runner 2049 sort ce mercredi. S’il s’agit du tant attendu prochain film de Denis Villeneuve, réalisateur plus qu’en vogue par les temps qui courent, c’est surtout la suite de l’un des films de science-fiction les plus adulés, un film devenu culte et considéré comme une référence du septième art par bon nombre de cinéphiles. Blade Runner, premier du nom, ne m’était pas inconnu, car je l’avais déjà vu il y a quelques années. Mais après être resté sur ma faim, et observant les louanges dont on fait preuve à son égard, je m’étais toujours promis de lui donner une seconde chance. Alors, voyant la date fatidique du 4 octobre approcher, j’ai pris le taureau par les cornes, et fait un saut en 2019 pour préparer ma prochaine séance, mais aussi redécouvrir ce classique.
Le film : Blade Runner, entre mélange des genres et film d’anticipation hypnotique
Ridley Scott, ce sont plusieurs coups d’éclats dans une carrière en dents de scie. Celui qui fut autrefois adulé semble aujourd’hui voir son aura abîmée par des dernières réalisations souvent critiquées. En 1982, le cinéaste est encore au début de sa carrière, mais pourtant, il n’en est pas à son coup d’essai. Après Les Duellistes (1977), un bon film historique aux faux-airs de Barry Lyndon, Ridley Scott avait enchaîné avec une pièce maîtresse opera et de l’horreur, Alien, en 1979. C’est en décidant d’adapter une nouvelle de Philip K. Dick, intitulée Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, que Ridley Scott réalisa Blade Runner. Véritable ratage au box-office à l’époque, il a su, au fil du temps, se tailler une réputation de film culte, et après un second visionnage, je comprends mieux pourquoi.
Si Blade Runner est surtout et avant tout un film de science-fiction, il empreinte à plusieurs genres, en se muant en film policier, ou en invoquant de nombreuses référence aux films noirs des années 40. Lent, sombre, mélancolique et viscéral, c’est un film qui n’est pas des plus simples à aborder, mais qui n’en est pas moins captivant et saisissant. Les premiers plans en extérieur permettent de donner au spectateur une vraie claque visuelle avec des décors et des effets visuels qui n’ont guère à envier aux films d’aujourd’hui. Accompagné de la musique de Vangelis, Blade Runner nous plonge dans une ambiance urbaine futuriste à la fois magique et glauque. Les grands bâtiments gris se dressent dans un ciel obscur, le monde est étouffé au milieu de ces immenses structures, dans un style rappelant sans aucun doute le Metropolis de Fritz Lang. Et si cette paternité trouve écho dans ces choix esthétiques, ici réactualisés par Ridley Scott, elle se retrouve également dans la manière dont est conçue la société en général.
A l’échelle de la ville : de Fritz Lang à Ridley Scott, une vision dystopique du futur
Car, au-delà être une superbe expérience visuelle, Blade Runner est un film aux messages sociologiques et philosophiques forts. En effet, s’il s’agit d’un film d’anticipation, c’est qu’il s’appuie sur une vision du monde d’aujourd’hui pour la projeter dans un futur où certains de ses traits sont exacerbés. L’urbanisation est ici un vrai fléau, les villes immenses étouffent leur population dans des ruelles sombres éclairées aux néons, sous une pluie battante qui n’a de cesse de tomber. Dans ce Los Angeles futuriste, les humains sont transformés en de petites fourmis, grouillant à leur échelle, et totalement invisibles du haut des immenses gratte-ciels qui les surplombent. Projection d’un monde futur où l’humain est soustrait au monde dans lequel il vit, Blade Runner fait une nouvelle fois écho à Metropolis et trouve des points de similitude avec Koyaanisqatsi.
Sans en faire son cheval de bataille, Ridley Scott décide d’inscrire son film dans un contexte et un univers où le capitalisme et l’incitation à la consommation sont omniprésents. Les gratte-ciels s’ornent d’immenses affichages publicitaires, des sortes de dirigeables futuristes transmettent sans cesse des messages publicitaires incitant la population à quitter la Terre, et Tyrell, grand entrepreneur et homme d’affaires, dirige sa société depuis une immense tour pyramidale qui surplombe la ville. Encore une fois, ces composantes font directement référence au Metropolis de Fritz Lang, avec les affichages du quartier de Yoshiwara, les grands affichages, et l’immense tour de Joh Fredersen, le maire de la ville du film de 1927. Les visions de Fritz Lang et Ridley Scott se répondent et s’associent pour donner à ce monde futur l’image d’un monde fatigué et rongé par ses excès.
A l’échelle de la société : Les Réplicants, révélateurs d’une nature humaine perdue
Une fois quitté les airs et les grands gratte-ciels, nous descendons dans les bas-fonds de la ville, où les humains se côtoient et existent plus qu’ils ne partagent et ne vivent. Les personnages de Blade Runner sont tous prisonniers de leur existence, agissant de manière rationnelle avant tout, mais ne manifestant pas d’émotions. Pendant ce temps, la Tyrell Corporation a créé les Réplicants, des êtres synthétiques dont le but est d’effectuer des tâches dangereuses et difficiles. Mais certains d’entre eux, plus perfectionnés, peuvent quasiment être confondus avec des humains. Dotés d’émotions et d’attributs qui leur ont été « injectés », ce sont des personnages pourchassés, et des pièces maîtresses dans l’oeuvre sociologique et philosophique qu’est Blade Runner.
Leur faculté à être indépendants, à penser par eux-mêmes, et donc, à être tentés d’agir différemment de celle qui est attendue d’eux, est considérée comme un danger à éradiquer, dans une triste ironie où la société terne et grise, exsangue, punit ceux qui aspirent à la liberté et à l’épanouissement. Plus humains même que les humains qui les ont créé, les Réplicants Nexus-6 sont les témoins d’une nature humaine détruite par le matérialisme et l’urbanisation qui, malgré eux, génèrent une sorte de prise de conscience, notamment chez Deckard.
A l’échelle de Deckard : Ambiguïté, lueur d’espoir et mythologie
Le personnage de Deckard représente le chaînon manquant entre les humains et les Réplicants. Celui qui est malgré lui un outil du système et qui agit sous sa solde n’est pourtant pas dénué d’émotions, comme le montre son attitude envers Rachel, son effroi après avoir tué Zohra, ou le mélange de terreur, de soulagement et de tristesse qu’il manifeste après la mort de Roy. Cela en fait un personnage très ambigu dont il est difficile de cerner la vraie nature, mais dont celle-ci trouve davantage de sens à la fin du film. Le monologue final de Roy Batty, magnifiquement mis en scène, relève à la fois d’une volonté de faire prendre conscience ( « j’ai vu des choses que vous ne pourriez croire » ) ainsi que d’une sorte de passage de témoin, dans le but de tenter de préserver une dernière lueur d’humanité dans un monde perdu.
Car Blade Runner est également influencé par la mythologie et semble même piocher quelques références et allusions divers récits issus de texte religieux. L’action, qui se déroule sous une pluie perpétuelle et battante, se situe dans ce que l’on pourrait apparenter à un Déluge, une pluie destructrice qui laisse également présager un futur renouvellement. Les Réplicants, et notamment Roy, font figure de messagers, qui s’adressent finalement à Deckard, supposé être leur bourreau, et qui s’avère finalement être le seul à sembler pouvoir les comprendre. Roy devient alors une sorte de Prométhée apportant un savoir crucial à l’humanité, et en sacrifiant sa propre vie en transmettant un ultime message à Deckard, dont il a compris qu’il était digne de le recevoir. Isolé dans ce vaste purgatoire, Deckard devient alors le porteur du message, et le dernier espoir vers un renouveau dans l’humanité.
Conclusion : Une oeuvre majeure de la science-fiction, profonde et exigeante
Je m’étais toujours juré d’offrir une seconde chance à Blade Runner. D’abord car je constatais un grand écart entre mon avis et l’opinion globale, et ensuite car je savais que j’avais manqué ou mal compris des choses en première instance. Cela fut confirmé avec ce second visionnage qui ouvrit de nombreuses portes et me fit comprendre, au moins en partie, tous les enjeux de Blade Runner. C’est un film difficile à regarder et à suivre, de par sa lenteur éprouvante, et par son aptitude à ne pas faire des messages qu’il veut transmettre une évidence.
Il pourra toujours rester un clivage dans les opinions par rapport à la manière dont chacun aborde et perçoit le film, et sur ce point, je reste à convaincre totalement, bien que j’aie déjà revu en grande partie ma copie. Mais, dans l’absolu, il est indubitable que Blade Runner s’affiche comme une oeuvre révolutionnaire, complexe, qui parvient à se hisser parmi les œuvres majeures de la science-fiction. Ce n’est en aucun cas le film que l’on voit une fois et que l’on oublie. C’est un film qui nécessite et mérite d’être vu à plusieurs reprises pour être capable de cerner ses problématiques, qui nous concernent d’ailleurs directement. Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre et découvrir sa suite, Blade Runner 2049, et espérer une oeuvre au moins dans la lignée de son prédécesseur. Ah, et Deckard est-il un Réplicant ? La plupart des éléments tendent à le montrer, mais l’ambiguïté demeure, bien que Ridley Scott semble avoir coupé l’herbe sous le pied de tout le monde.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art