Souvenez-vous : dans Blade Runner, crépuscule de l’humanité qui n’avait pour étoile que des néons publicitaires, on apprenait à mourir. Le film lui-même, pratiquement enterré à sa sortie, mit près de 15 ans avant d’acquérir le statut intouchable dont il jouit aujourd’hui. Une œuvre unique, une œuvre matricielle, un monolithe.


On ne peut que penser au sacrilège à l’idée de voir exhumer cet univers. Même si, à bien y réfléchir, la mélancolie identitaire et saturée de deuil qu’était The Arrival pouvait désigner Villeneuve comme proche de lui, même si Ridley Scott himself ne s’est jamais remis d’un tel chef d’œuvre, et que laisser la place à la nouvelle garde pourrait s’avérer salutaire.


Un premier élément rassure d’emblée : Blade Runner 2049 est un film courageux, et qui ne cède pas au rouleau compresseur de l’industrie. Villeneuve fait moins preuve de prétention que d’humilité face à son prestigieux et encombrant ancêtre : la longueur, la lenteur, l’ampleur du film sont avant tout une déclaration d’indépendance face au blockbuster, doublée d’une allégeance à la rythmique mélancolique du chef d’œuvre originel.


La réplique : voilà la question qui semble le plus hanter Villeneuve. Parce que les comparaisons ne manqueront pas, et qu’il part perdant. Parce que l’air du temps veut qu’on reboote et qu’on lifte, de la même manière qu’un nouveau modèle technologique remise la version précédente au placard. Villeneuve le sait, Villeneuve en fait la matrice de son film. La scène d’ouverture est en soi tout un programme : à l’iris turquoise sur un enfer nocturne succède un œil gris et un champ de panneaux solaires aseptisé de la même couleur. Le futur n’a pas véritablement changé, il a tout simplement continué de mourir, notamment par l’abdication. Les réplicants sont désormais obéissants, et, pour tout dire, les humains presque absents. La première séquence, qui semble de prime abord dédiée aux fans, se paie le luxe de porter à l’écran un élément du story board originel finalement abandonné, et que l’on peut voir dans le superbe documentaire Dangerous Days


Villeneuve se sait scruté, et en prend son parti. Les scènes d’interrogatoire par un nouvel ersatz du Hal de 2001 pour vérifier la conformité de l’humanoïde peuvent être comprise comme des mises à l’épreuve du réalisateur lui-même… Un thème structurant de l’univers visuel de son film se confronte à l’écran : les moniteurs, bien sûr, qui zooment à l’excès comme le faisait Deckard pour son enquête, mais aussi les surfaces vitrées, sur lesquelles perlent souvent des larmes de pluie. La séparation avec le chef-d’œuvre de Scott est brandie, et elle contamine l’ensemble du récit, jusqu’aux personnages qui se voient régulièrement dédoublés par des identités numériques.


Inutile d’épiloguer en ce qui concerne la mise en scène – et Dieu sait qu’il y aurait de quoi écrire des pages entières -, le film est splendide. La ville, les ruines désertiques, la cendre, la neige, les intérieurs, tout est parfait, léché à l’extrême, évidemment, mais dans l’héritage direct du film originel. Mais le cinéaste n’en oublie pas pour autant de se fier à son propre sens esthétique, notamment dans les embardées hors de la ville, qui convoquent alors de nouveaux motifs, dont certains peuvent faire penser au Stalker de Tarkovski (l’usine désaffectée et sa rouille, et le motif de l’arbre mort, bien entendu). La beauté est triste, le monde un mausolée, et l’ironie particulièrement cruelle.


Car si le modèle échappe au créateur, c’est aussi dans l’optique de désactiver le récit lui-même. La bande-annonce fut en cela, ô joie, assez trompeuse. Certes, quelques explosions ponctuent le récit, et deux rôles de méchants viennent remplir le cahier des charges. C’est peut-être là l’un des rares bémols à apporter au film : le rôle de Luv, peu inspiré et un brin caricatural. Les dialogues l’emportent sur l’action, et celle-ci ne manque pas de piquant en terme d’héroïsme : on est aidé par des drones, on attend menotté à un véhicule en train de couler, on s’évanouit… Et l’on va jusqu’à oser remettre en cause des éléments scénaristiques du premier volet. La musique elle-même, réduite à des barrissements d’infra basse, cite sans trop la plagier la partition d’un autre temps, hommage pudique et nouveau chant de désespoir. Les bugs, souvent présents, gangrènent tous les éléments du film : l’action, remisée au second plan, la longueur, souvent démesurée, mais le plus souvent pertinente, et sont l’essence même de deux des plus belles scènes du film : le show holographique cahotant dans un Casino désaffecté, arrière-plan d’un combat qui ne peut fonctionner, et une scène d’amour assez splendide qui prend sa revanche sur la brutalité virile du mâle de 1982. Technologie de pointe et maladresse sont l’occasion de l’émergence d’un nouveau personnage, celui de l’amoureuse, qui semble prolonger la question de l’amour là où Her l’avait quittée, par la dimension essentielle de l'incarnation.


Cette déférence, et ce jeu avec le modèle dépassent ainsi largement le clin d’œil. L’émotion est bien présente, et la mélancolie infuse avec bonheur le nouveau récit. En changeant de génération, Villeneuve rebat les cartes d’un jeu sans jamais y perdre de sa superbe.


La trajectoire de K est l’inverse de celle de Deckard : il s’agit d’un répliquant à qui on révèlerait sa nature humaine. D’un être qui n’avait même pas tenté d’avoir une quête, et qui va progressivement oser s’initier à quelques rudiments de notre fragile condition : le souvenir, l’enfance, l’amour, la filiation, l’émotion. Et de la manière dont on va lui retirer ces trop brèves promesses. Face à lui, Harrison Ford devient la figure du père. Terré, remisé, menotté, torturé, il vit dans le passé. Un portrait assez terrible, et qui a l’intelligence de ne jamais remettre sur le tapis la question de sa nature humaine ou non, qui pour certains restait en suspens à la fin du premier opus.
Deux destinées qui pourrait de résumer dans la devise suivante : « Pain reminds you that joy was true ».


Cette gangue de tristesse indestructible donne sa force au film, qui, bien entendu, n’atteindra pas la force de son prédécesseur. Ce n'était pas possible, et ce n'était pas souhaitable non plus. Sacraliser Blade Runner, c’était partir du principe qu’on ne pouvait dépasser cette leçon de mortalité, que seul le silence pouvait lui succéder. Dying for the right cause is the most human thing we can do, profère-t-on désormais dans Blade Runner 2049 ; les années ont passé, et l’on ne nous dit rien de bien nouveau, si ce n’est qu’apprendre à mourir peut prendre toute une vie, voire se transmettre de générations en générations.


(8.5/10)

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