Blanche
6.1
Blanche

Film de Walerian Borowczyk (1972)

Contrairement à la clarté de son titre et de l’héroïne éponyme qui l’incarne, l’œuvre de celui que Breton considéra pourtant comme d’une « imagination fulgurante » (et dont les filiations surréalistes sont très importantes), le Temps et le panthéon cinématographique élitiste et commun à tous l’a maculé comme pour tant d’autres du réalisateur méconnus pour n’en garder, au mieux, que le dispensable Emmanuelle V. A l’occasion de la Rétrospective autour de son œuvre où il se fait puisatier d’érotisme, d’immoralité, d’absurde et de références et déconstructions mythiques au Centre Pompidou (du 24 février au 19 mars 2017), redécouvrons Blanche, film médiéval shakespearien où les notions de tragique, de cruauté de la réalité et de passions clivantes sont exploitées au travers d’une esthétique déroutante.


Plaçant sa caméra dans des studios théâtraux qui se voudraient représentatifs d’un château du XIIème siècle où s’entremêlent les passions amoureuses et dominatrices de trois hommes (le mari, seigneur bourru et marionnettiste de femmes, le fils de cette dernière dont le feu pour sa belle-mère est réprimé, et le page du roi dont l’amour lui aussi interdit viendra littéralement briser le(s) cadre(s) hiérarchiques et rationnels de cette microsociété de classes représentée ici), on peine, en tant que spectateur contemporain habitués au jeu de plus en plus transparent, à comprendre la beauté et la portée d’une œuvre pourtant délibérément sur-jouée et sur-filmée.


Passée cette compréhensible réticence, on comprend que le génie de Borowczyk réside en sa peinture –que l’on pourrait aussi qualifier de mise en scène, tant l’intermédialité y est importante- des mécanismes de répression sentimentale et sexuelle, d’autodestruction humaine, faisant germer en catimini et avec un implicite qu’il délaissera plus tard la rose sexuelle de nos êtres : belle et enivrante dans son parfum, tout comme l’est présentée l’actrice (et femme) fétiche Ligia Branice, dont la visagéité et la resplendissante pudeur est travaillée à la manière des films muets, mais aussi dangereuse et piquante, voire vénéneuse, en ce qu’il graisse les rouages de la mécanique de la répression.


Pasolini, en 1975, sortira Salo ou les 120 Journées de Sodome, et d’autres films à forte charge érotique et sadienne (dans une moindre mesure) traiteront de sujets comme celui de la jouissance immédiate, du désir de possession de l’autre chosifiant et réducteur. Ici, ses thématiques se révèlent en creux par une pudeur toute inverse de l’œuvre pasolinienne.


Le travail d’une incroyable profondeur sur le cadrage, palliant au choix esthétique en référence directe au théâtre de filmer la majorité des plans de manière frontale en aplat, permet au réalisateur de restituer à la fois les hiérarchies en vigueur dans une époque médiévale régie par le servage (séparant pages et rois par des cloisons et des plans distincts, ou encore enserrant l’allégorie animalière de blanche, une colombe, dans une cage miniature de celle dans laquelle la protagoniste est enfermée) , mais aussi de faire ressentir au spectateur, par la froideur et l’épure de la composition, toute la force répressive des pulsions humaines, ainsi que les clivages qu’elle engendre entre des êtres amenés à se déchirer. En nous plaçant dans cette posture théâtrale d’« observateur », nous sommes à la fois à même de comprendre le manque d’empathie de ces personnages qui ne se fondent jamais réellement dans le même espace, ne sont jamais en réelle symbiose, mais aussi de saisir toute la froideur omnisciente de la réalité des hommes dans laquelle se joue un drame bien vain qui les tue un par un.


Le tragique de l’œuvre, comprimé jusqu’au dénouement funeste, brûle les vides que le film nous présente, à la manière d’Haneke et de son structuralisme glacial. Et dans ces vides, striés et troués d’ouvertures vers une connaissance supérieure, vers le mystère dévoilé ou vers les émotions révélées, on découvre les regards furtifs des amants devinant les dessous du quiproquo du pentagone amoureux, les désirs sensuels irrépressibles comme celui du page, dans l’encadrement de la chambre de Blanche que l’on emmurera vivant, ou encore du clergé, représenté ironiquement par un moine légèrement voyeur se délectant par procuration du plaisir d’autrui.


La satyre que le réalisateur tisse au travers d’une tragédie filmique médiévale, met en lumière les dessous d’une époque en pleine entreprise de déconstruction morale qu’est celle des années 70 : les agissements pulsionnels (voire violents) des protagonistes permettent l’étude de la dualité d’une bestialité humaine ressurgissant, quand le clergé et la dévotion de martyr pointe le conservatisme désuet que les héros profanent tour à tour. En cela, on dépasse la simple apparence de mélodrame en costumes gentillet et pieux pour recevoir toute la subversion tragédienne de l’œuvre, à la seule différence que les forces immanentes, ici, ne tiennent pas aux Dieux qui nous surplombent mais à nos bouillonnements hormonaux.


La femme, dans cette terrible « logique », devient le point de rencontre de tous les faisceaux pulsionnels émis par des hommes dont la caractérisation est toujours nuancée, double, à la fois vicieuse et compréhensible, en un sens. Elle se pare dès le premier plan de bijoux fastueux et se camoufle sous des tenues « pures » et opaques, ainsi que sous une timidité et une faiblesse agaçantes mais touchantes car inévitables, imparables. Car l’amour (ou le désir de possession pur) que le Roi, le Seigneur, le Page et le Beau-fils éprouve pour la jeune femme les poussent tous, à la manière de l’inversion des statuts dans les comédies de Marivaux qui mènent à un message révolutionnaire, à briser les cadres dans lesquels ils sont tous enfermés. L’expression de cette entreprise de destruction du cadre se fait par le malmenage du cadrage, par quelques brefs plans contrastants avec le reste de l’œuvre, où la caméra se fait subjectivité du désir de l’Homme (comme dans la scène de rencontre du Roi et de Blanche), ou encore de sa souffrance (comme dans la scène finale de mise à mort par torture, seule scène s’éloignant autant du château à la caméra tournoyante). Pour le reste, Walerian Borowczyk nous propose un découpage de composition rationalisé et symbolique aux couleurs froides et au contenu réduit à l’essentiel, devenant de véritables scènes théâtrales où les actions et interactions des personnages dans les vides d’un monde jalonné de repères (le crucifix, les tresses de paille rappelant la métaphore des cheveux des femmes séduites par le page, ou encore les armes, l’oiseau et le singe) se font étal des vices et des manigances de nos êtres.


Finalement, Blanche nous place comme devant une peinture religieuse, décomposée en parties porteuses de sens distincts, d’une cohérence au sens paraissant bouclé, fermé. Mais, comme la dague plantée par inadvertance dans l’aisselle du Christ en croix de l’icône de Blanche, c’est comme d’un picotement que l’esprit du spectateur est pris face au délitement inévitable des conventions qui s’amorcent ici avec Borowczyk.

Depeyrefitte
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le 25 févr. 2017

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