Voir en-dessous du lac d’argent, voilà ce que nous propose ce nouveau long-métrage de David Robert Mitchell, en Sélection Officielle à Cannes cette année. Il succède à l’intrigant It Follows (2015), et opère un virage relatif du réalisateur pour un genre peu étonnant au regard des aspects burlesques que pouvait présenter son premier film horrifique, nous emmenant vers la comédie et le polar. On retrouve ici l’atmosphère grinçante et désopilante du premier couplée à une enquête. De nombreuses œuvres nous proposent une telle quête depuis les débuts du cinéma, nous invitant sur les traces d’un mystère concret et unifié qui s’incarne dans un schéma narratif récurrent : élément perturbateur d’une réalité rationnelle, complications et quêtes, résolution. En voilà le schéma classique. Ici, tout le génie de l’œuvre repose sur le fait que le mystère en jeu, l’énigme, c’est l’image même, ces images désincarnées et omniprésentes de la culture pop.
Une longue chasse aux trésors filmique, en somme, éprouvante mais éclairante. On suit ici Sam, campé par l’excellent et flegmatique Andrew Garfield dans le rôle d’un jeune adulte égaré et enfantin, dans une quête éperdue du sens caché de sa vie monotone. Incarnation absolue de la culture pop et nerd qui alimente (voire gave, terme plus approprié au ton satirique adopté ici) la génération dite des millenials, son ingénuité et sa crédulité le rapprochent d’un certain Dale Cooper… impliquant à la fois une influence stylistique et thématique de l’œuvre lynchienne, ainsi qu’une importance de ses films et symboles dans la narration (et surtout, bien entendu, de sa série Twin Peaks ). Disparition d’une jeune femme enrobée d’un parfum sibyllin, situations burlesques frôlant avec l’absurde, exploration d’une Amérique caricaturale régie par le règne des apparences…. Le réseau de références, souvent gratuit et d’une ostentation pédante au cinéma, est ici constitutif d’un sens supérieur et symbolique. Contrairement à l’esthétique racoleuse affichant volontairement l’influence des pères et sa cinéphilie de manière criarde, Under The Silver Lake ne nous prend pas, comme beaucoup d’autres, pour des oies cinéphiles à gaver d’un divertissement ludique et gratifiant, destiné exclusivement à ceux qui connaissent.
Les références effectuées, allant du symbole des montagnes de Twin Peaks aux plus grands hits de Nintendo, en passant par la récurrence du motif de voyeur que l’on retrouve dans Fenêtre Sur Cour d’Alfred Hitchcock, semblent toutes participer d’un capharnaüm ésotérique et cinéphilique sans queue ni tête (il faut bien avouer que le film pêche souvent dans sa surenchère au risque de nous perdre) sur lequel il s’agit de prendre un recul total : œuvre éminemment postmoderne, David Robert Mitchell veut nous faire sentir que l’on est face à un film plutôt que dans ce dernier. L’action se tenant au sein de la Cité des Anges, on passe avec aisance et féérie derrière le panneau vitriolé d’Hollywood comme derrière l’écran de la Salle Louis Lumière, où l’on se plait à jouer avec les bobines ancestrales.
On retrouve ici l’esthétique étonnante développée jadis dans It Follows : un jeu sur les apparences et l’hybridation des formes de la réalité, de ses troubles de perception, dont l’esthétique symboliste et foisonnante rappelle celle des films d’Alejandro Jodorowsky. Le personnage de Sam c’est nous, en somme, sans tomber dans une identification absolue et classique. Le réalisateur se permet même de nombreuses expérimentations et effets kitchs (distorsions, séquences animées, plans en drone…), tout cela pour mieux dépeindre une réalité aux formes malléables et dont les prismes et médias se multiplient depuis le boom numérique. Les jumelles que Jeffries utilise pour espionner ses voisins dans Fenêtre Sur Cour (motif repris au début et à la fin du film) trouvent de nombreuses déclinaisons du voyeurisme et du désir primaire de voir, englober totalement la réalité pour espérer mieux la dominer, intrinsèque à notre génération : téléphone, facetime, drone, publicités, télévision, etc… Cette boulimie du divertissement, cette fuite de la réalité vers son reflet difforme qu’en proposent ses médiations, se comprend par l’édifiant discours de l’ami de Jeffries : notre monde moderne n’aurait pour nous plus aucun mystère, et c’est ce pourquoi nous (et Sam) chercherions à en créer. Sam, c’est une Bovary moderne qui se sait atteint de bovarysme, aliéné par son refus de la réalité, parce qu’il sait qu’au-dessous existe une vérité bien plus gratifiante.
David Robert Mitchell réussi un pari dingue mais fastidieux, dont la réception et la compréhension ne se fera sans doute que sur la longueur, lorsque la matière première du film (la pop culture actuelle) fera pour lors partie du passé. Là où Stranger Things et d’autres hits vintage recyclaient les piliers cinéphiliques dans un simple but (certes louable) d’onanisme nostalgique, ici Under The Silver Lake en fait une sorte de bouturage de références bigarré qui permet de mieux comprendre notre inconscient collectif et surtout, en creux, les fantasmes ridicules d’une génération déconnectée du réel, insatisfaite, se perdant dans diverses théories du complot et alternatives au tangible.
Plus dissident encore, le natif de la grande nation culturelle mondiale qu’est le réalisateur s’attaque aussi directement au statut de l’artiste, celui de la star et de la banalisation de l’art comme bien marchand : en somme, aux conséquences néfastes de l’American Dream, du côté de l’Entertainment, « filiale » majeure de cette grande « entreprise » typiquement américain… et qui grimpe crescendo. Le film peut se rapprocher des analyses du philosophe et critique d’art Walter Benjamin, postulant que les œuvres d’art (et l’image dans son sens général, donc) perdrait de leur « aura » en rapport avec l’industrialisation croissante de ces dernières, en banalisant la portée. Le tour de force du réalisateur, ici, c’est de se réapproprier ces œuvres à la valeur symbolique galvaudée, des films aux publicités, pour leur réattribuer un intérêt symbolique, esthétique, etc… Tout est objet d’art et de « culte » ici, d’une boîte de céréales millésimée aux poupées barbies représentant le trio de How to marry a Millionaire. Se moquer de ces inanités, donc, mais en montrer aussi un versant inconnu et fantasque qui fait fourmiller dans le banal les délires imaginatifs les plus débordants… Là encore à la manière du maître Lynch, qui fit surgir le mystère d’un « damn good coffee » et le mal de simples maisons de banlieue.
Tous ces ersatz avec lesquels joue le réalisateur sont aussi ingérés au sein des personnages même : Sarah rappelle Laura Palmer ou Janet Leigh de Psychose; et chacun jusqu’aux silhouettes porte le poids d’une caricature héritée du star-system. Chacun veut se rendre éternel, alors que l’esthétique ostensiblement factice en démonte l’entreprise. Soirées et accessoires sortis des tréfonds d’Instagram, matériaux en carton pâte, myriade de décors studios très différents, des acteurs qui se prostituent, une romance d’un soir qui mène à la quête de l’idéal féminin absolu rappelant Jane de Paris Texas… le film jongle alors habilement avec son niveau de lecture méta-artistique et la satire sociale que ce dernier permet : la dénonciation d’une jeunesse qui cherche à romancer sa vie et qui se bat chaque jour avec le flot d’objets et de mirages pop aux couleurs aussi éclatantes qu’aveuglantes. Fiction et divertissement ont englouti la réalité comme un Kraken à paillettes : c’est pourquoi cette incroyable mutinerie reste invisible aux autres … mais pas à Sam. Reste à savoir si le spectateur acceptera de faire de son propre siège rouge et moelleux une chaise électrique qui lui fera régurgiter tout ce trop-plein culturel pour mieux en faire la purge, et ainsi mieux la comprendre.
Il s’agit aussi d’avoir l’audace d’accepter que le cinéma est un art qui nous aliène : c’est avant tout notre face que l’on y contemple. Qui entre dans ce film comme en d’autres sera toujours tiraillé entre narcissisme et extraction de soi.