Il y avait déjà, dans It Follows, une proposition de cinéma qui allait bien au-delà de sa simple réussite « horrifique ». Derrière ses terrifiants panoramiques, derrière son malin discours sur le passage à l’âge adulte, David Robert Mitchell dressait un portrait générationnel assez glaçant : celui d’une jeunesse paralysée par une société tentaculaire, imperceptible, pandémique. Si Under the Silver Lake change de genre et de ton, cette logique semble y trouver un élan second – loin d’être une redite, le troisième long-métrage du cinéaste américain est une variation ; car après avoir exploré les maux de cette Génération Y, Mitchell en révèle les paradoxes.
A Los Angeles, il y a des jolies jeunes filles aux fesses rebondies et des vieux acteurs au teint suranné. Il y a des clochards fantomatiques et des hommes riches, puissants, admirables. Des revues Playboy et des drones omniscients, les spectres de James Dean et de Newton, des pirates et des rois, des actrices et des prostituées. Dans son appartement décoré aux couleurs d’une pop culture américaine qui semble le nourrir sans qu’il n’en fasse jamais mention, Sam s’ennuie. Plus précisément, il fait du sur-place, comme s’il avait abandonné des aspirations qui avaient jadis été le moteur de son existence.
Sam, pourtant, s'alimente. Il ingurgite cet environnement dense, lourd, écrasant, où chaque détail, chaque signe est l’une des briques d’un grand édifice qu’il ne parvient pas encore tout à fait à comprendre. Cette excitation de l’esprit, cette recherche incessante d’indices, de solutions à des problèmes qui n’en sont pas, aboutissent à un état psychotique, où chaque parcelle du monde se doit de faire sens, se doit de répondre à une problématique fondamentale : pour quelles raisons j’en suis arrivé là ? Qui, derrière les médias, la publicité et la culture de masse, choisit de me faire prendre ce chemin, d’amener les autres et pas moi à une forme de succès social et – plus fondamentalement – de prospérité de l’instant ? Cet antagoniste insaisissable, sorte de démiurge culturo-médiatique, qui communique par codes interposés, existe peut-être bel et bien. Le vrai fantasme, c’est celui de ses mauvaises intentions – car lui aussi aspire à changer d’état.
La grande révélation, ce n’est pas tant qu’on essaie de nous contrôler, c’est qu’on se contrôle nous-même. A mener des révolutions sur des airs pops, à critiquer le matérialisme tout en s’abreuvant d’immatériel, à vomir la richesse et la puissance tout en idolâtrant des icônes hollywoodiennes. Mais le paradoxe relevé par Mitchell est autrement plus complexe : qu’un discours ne soit pas raccord avec une série d’actions, ce n’est pas une surprise. Le vrai paradoxe, c’est d’en avoir conscience, mais de pourtant continuer à persévérer dans cette contradiction tant sémantique qu’idéologique. Le tour de force de Mitchell, ce n’est pas seulement de tourner cette bipolarité en ridicule – son film, sorte d’argile à une myriade d’analyses, n’en appelle finalement aucune : pour Mitchell, tenter d’apprivoiser le chaos est une forme de folie. Dans la théorie scientifique, on a tendance à délimiter le monde à un ordre des choses intransigeant – un cosmos – et ce même face à l’anarchie de l’apocalypse sociale, politique, environnementale, culturelle, communicationnelle, existentielle ou encore sémiologique dans laquelle nous vivons. Savoir considérer le chaos pour ce qu’il est – une argumentation sans but et sans géométrie – avec tout ce qu’il induit (injustice, incompréhension, incohérence), ce serait la véritable clé du bonheur, comme une forme de sagesse. On pourrait dire d’Under the Silver Lake qu’il est un film à tiroirs : un passionné pourrait passer des jours à essayer de trouver une mélodie dans cette cacophonie symbolique, mais ce serait passer à côté de son véritable sens, plus profond. La seule vérité, ce n’est pas celle que l’on nous donne (qu’elle soit celle d’un grand compositeur agissant en secret ou celle de David Robert Mitchell), mais celle que l’on choisit, celle que l’on ressent, en tant qu’individu sensible.
Pamphlet nihiliste aussi bordélique que brillant, Under the Silver Lake frustre autant qu’il impressionne. Mitchell aligne des références loin de l’évidence, en citant une culture populaire abandonnée par un certain cinéma de genre nostalgique (l’Âge d’or d’Hollywood, ou même Nirvana). Il y a du Hitchcock, du Cronenberg, du Lynch et du Pynchon, mais limiter ce croisement des styles à ce seul patchwork serait mésestimer une très forte identité formelle, dans un rapport au montage et au cadrage teinté d’une insolente ironie, d’une poésie absurde et d’une violence étouffée – car Under the Silver Lake dresse aussi le portrait d’une fin du monde programmée. C’était déjà le thème central de Southland Tales en son temps : dans ce paradigme de l’image, de l’information, du flux infini des discours, la surcharge est imminente. Principal vivier de cet état du monde, ces enfants du XXIème siècle, constamment alertes, élevés à Internet, à la télévision et aux jeux-vidéos. Il n’y a plus qu’à fuir, vers un monde meilleur, pour éviter l’implosion. Sous terre, sous les ponts, sous la surface du lac d’argent.