USA Network n’a pas vraiment le pedigree d’une HBO ou d’une Showtime. Avec son audience vieillissante et ses séries sans prises de têtes, on peut dire que Mr. Robot ressemble à une anomalie dans la matrice, un objet télévisuel sorti de nulle part, autour duquel ses producteurs ont su cultiver une véritable aura populaire : la série de Sam Esmail était sans aucun doute possible l’événement du petit écran de cet été 2015. Ce n’était pas gagné, avec une attente inexistante précédant la diffusion anticipée de son pilote, un obscur scénariste à la tête du projet, Christian Slater en cyber-gourou, le tout sur une chaîne pour retraités. Personne n’aurait pu prédire que de ces bases improbables ressorte l’une des œuvres les plus conscientes de son époque de ces dernières années.
Le nouvel âge d’or des séries est déjà terminé depuis plusieurs années et, alors que la télévision s’est trouvé un rythme de croisière en produisant en grande quantité des ersatz des succès câblés des années 2000, il est devenu de plus en plus difficile de trouver une œuvre sortant réellement du lot. Il y a bien des shows prestigieux qui nous occupent de septembre à août, mais rares sont ceux qui transcendent fondamentalement leur média souche. Regarder Mr. Robot expérimenter, chaque semaine, un peu plus cette forme télévisuelle, c’est retrouver cette sensation indescriptible d’être surpris par autre chose que par des rebondissements agressifs ou par une débauche d’effets qui ne peut combler l’absence de scénariste talentueux. A chaque nouvel épisode, Mr. Robot s’est réinventée, abandonnant ses acquis, repoussant ses limites : on passe du polar mafieux au cyberthriller, du drame familial à l’introspection psychiatrique, de la réflexion sociétale à la pure allégorie. C’est sans faux pas que la série aborde avec une facilité déconcertante des notions complexes d’informatique, de philosophie, d’économie ou de psychologie, aussi pertinente lorsqu’elle évoque l’évidente instabilité d’un paradigme bâti sur de l’abstrait, que lorsqu’elle s’intéresse aux blessures intimes de ses personnages. L’écriture, tout comme la mise en scène, sont évolutives. Si Mr. Robot possède une vision d’ensemble bien définie, chaque épisode propose un véritable fil conducteur stylistique. La réalisation y sera plus intense ou moins ambiguë, les scènes s’enchaîneront de telle manière pour qu’à la fin de l’épisode, de façon plus ou moins évidente, Esmail en vienne à une conclusion, qu’il s’agisse de remettre en question la moralité de son protagoniste, sa santé mentale, ou d’évoquer la place de l’humain dans une société qui ne l’est pas. Elliot et le monde qu’il combat sont étroitement liés, et c’est cette relation particulière qui les unit qui est en réalité le fond thématique de Mr. Robot. En apparence si opposées, leurs enjeux, leur regard, et leur pertinence sont très proches les uns des autres.
C’est cette ambivalence qui traverse Mr. Robot. Esmail ne fait pas de ces révolutionnaires anticapitalistes des héros, il ne fait pas de leur cause un étendard, et même s’ils sont bien intentionnés, il ne les présente même pas comme des bonnes personnes. Des dangers, des inconscients, ou même des criminels, qui menacent l’équilibre d’un monde imparfait, dont la présentation comme un nemesis machiavélique est définie dès le départ comme un fantasme dont la réelle nature est transformée, jusqu’à son nom, par l’esprit difficilement fiable de la figure centrale de la série. Si on sait lire entre les lignes, Mr. Robot n’est pas un bête pamphlet schizo-anarchiste à la Fight Club, mais une fresque politique qui pose la question de la subjectivité. Son protagoniste n’est pas un justicier, mais un solitaire asocial qui a recréé le monde depuis sa chambre miteuse.
Une incertitude qui se retrouve jusque dans la mise en scène. Esmail est un malin, il connaît internet, il aime faire réagir. Pendant une grande partie de la saison, il s’amuse à un jeu de chat et de souris avec son spectateur, de subtiles miettes de pain semées ici et là, visant davantage à interroger plutôt qu’à amener un rebondissement. Il sait pertinemment que l’on ne peut pas garder un secret narratif pareil tout en l’amenant comme il se doit – et plutôt que d’en faire un twist prévisible, il trace un point d’interrogation.
C’est ce talent indécent pour éviter les sentiers battus, pour prendre des codes connus à contre-courant, pour laisser une part de doute et donc de faire confiance à l’intelligence du spectateur qui fait de Mr. Robot une série si particulièrement fine. Ajoutés à cela des qualités plastiques évidentes, des plans travaillés qui, s’ils utilisent un canevas parfois un peu trop prévisible, ont une saveur inédite ; un casting fascinant, porté par un Rami Malek gigantesque, révélation totale qui fait bien plus que de simplement jouer au malade mental : il lui donne des doutes, des tics, des faiblesses et, plus important que tout, une morale. Discutable, certes, mais elle n’en est que plus passionnante.
C’est un grand coup porté au petit écran que la nouvelle série estivale d’USA Network. On est bien loin des anti-héros habituels, on est bien loin des feuilletons câblés soapesques qui semblent être devenus une norme, on est tout simplement à des kilomètres de tout ce qui se fait actuellement à la télévision. Mr. Robot est une série comme il en arrive une poignée par décennie ; patiente, remarquablement écrite et filmée, ne se délimitant pas à son concept et explorant des eaux mouvementées sans que l’on ne se retrouve face à de la digression. Un soucis du détail qui est non seulement la preuve d’une rigueur scénaristique presque inédite à cette échelle, mais aussi un regard global où Esmail amorce déjà des thématiques et des intrigues que l’on retrouvera – si elle n’est pas annulée – jusqu’à la fin qui, chose rare, est déjà écrite. L’une des séries de l’année, l’une des tentatives de changement d’image les plus réussies de tous les temps, et peut-être l’un des essais télévisuels les plus ambitieux depuis la grande époque d’HBO. Un indispensable.