Je n'aurais jamais pensé retrouver Frederick Wiseman, avec sa petite routine documentaire en immersion au sein d'une institution et mobilisée une vingtième fois ou presque, sur les traces d'un Werner Herzog. Et pourtant, au sein de cette école pour aveugles de Talladega, en Alabama, le documentariste américain tente de rendre tangibles et intelligibles l'environnement et le quotidien de personnes souffrant de handicaps de niveaux divers de la même manière que le cinéaste allemand tentait de pénétrer l'univers de Fini Straubinger, une vieille dame sourde et aveugle depuis son adolescence, héroïne inoubliable qui s'était illustrée dans Le Pays du silence et de l'obscurité. C'est la première fois que je trouve un terrain commun aux deux réalisateurs, au-delà de la thématique, en termes de volonté de représentation d'un monde inaccessible aux valides et de touches discrètes d'humour ou de malice.
Wiseman est un grand taquin : pour nous introduire son sujet, une institution s'occupant de jeunes aveugles (un handicap allant de la cécité totale à la myopie extrême nécessitant des lunettes triple foyer dignes d'une mauvaise comédie), il choisit un cadre extrêmement lumineux, irradié par un soleil de plomb en plein jour. Lors d'une grande course automobile, on voit une petite troupe de musiciens, une fanfare assez peu accordée de prime abord, en train de jouer un morceau. C'est le thème musical de Rocky, Gonna Fly Now de Bill Conti. Et il poursuit cette sensation de déphasage complet en enchaînant sur une séquence où l'on voit un enfant sans aucun repère dans une cour de récréation, seulement capable de s'orienter grâce à la chaleur des rayons du soleil. Scène suivante : des enfants tenant des objets de couleurs différentes doivent se lever et s'assoir au son de la musique qui les invite à agir en fonction desdites couleurs... qu'ils ne peuvent pas voir. Très étrange sensation.
Mais il complète rapidement le portrait en nous montrant l'aisance incroyable avec laquelle un gamin de 5 ou 6 ans parcourt les couloirs et escaliers du centre afin de montrer une feuille de résultats à un adulte. On n'aurait presque pas vu de différence s'il n'était pas aveugle, tant on aurait pu relier cette démarche maladroite à son très jeune âge. La séquence suivante montre une éducatrice accompagnant, à l'aide d'une canne, une autre enfant à la découverte des territoires mal connus, à savoir ces couloirs, ces escaliers, ces portes. Parcours initiatique par excellence, on suit de près l'appréhension de son environnement et l'analyse des sons, des textures, des obstacles. L'environnement direct est sans cesse questionné, par les sens valides autant que par le rationnel — le type de porte, avec ou sans carreaux, avec ou sans paillasson, renseigne directement sur l'endroit où l'on se trouve.
Sans surprise, on retrouve ces séquences indissociables de la méthode Wiseman : l'observation de la parole, soit lors de débats (réunions, confrontations), soit lors d'échanges techniques (au téléphone, dans un bureau). Elles sont innombrables, mais parmi les plus marquantes, on retient cette mise au point entre un adulte et un enfant, premier signe négatif après une première heure un peu idyllique, ce dernier ayant brisé ses lunettes (pour attirer l'attention, probablement, dans un centre pour aveugles et malvoyants, ça ne s'invente pas), ou encore ce cours d'éducation civique où l'on entend des trivialités états-uniennes comme "ici, en Amérique, une personne, si elle en a le potentiel, peut atteindre n'importe quel but qu'elle s'est fixé".
La caméra balaie les lieux, les âges, les personnalités, de la maternelle à la terminale, de l'apprentissage basique de l'autonomie jusqu'à l'immersion dans un cadre plus "normal", en multipliant les outils-béquilles. Une exploration du monde du handicap qui sera complété par trois autres films sortis la même année, Deaf, Adjustment & Work, et Multi Handicapped.
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