Le cinéma de Li Yang se rapproche par certains aspects des oeuvres de Wang Bing (A l'Ouest des rails) et de Jia Zhangke (Still Life). Comme ces derniers, il porte à travers ses films une forme de cinéma « social », qui s’intéresse en particulier aux petites gens, aux indigents, à la basse plèbe. Dans les pas des réalisateurs susmentionnés il met en lumière ces oubliés, les laissés pour compte du discours officiel du régime autoritaire, des médias mis au pas et de la fulgurante croissance, qui montre, encore une fois, qu’elle n’a que peu de lien avec ce qu’on appelle le développement.
Dans Blind Shaft, ce sont les pérégrinations de deux mineurs - représentatifs de cette foule de travailleurs migrants se déplaçant d’une région à l’autre dans l’espoir de dénicher un hypothétique emploi même extrêmement précaire - qui sont mis en avant par le réalisateur chinois.
Pour autant, nos deux compères ne sont pas de simples et dociles travailleurs. Ceux-ci sont plutôt des êtres machiavéliques capables de tout (ou presque) pour arriver à leur fin. Je m’explique,. Comme on le voit lors de la première séquence du film (ou à travers le synopsis…), notre couple a pris l’habitude d’éliminer froidement d'autres travailleurs et de faire accuser le propriétaire de la mine de charbon - en maquillant cette infamie en accident - sachant pertinemment que les normes de sécurité de son installation ne sont pas respectées. S’en suit alors un chantage - déguisé - avec le patron afin de lui extorquer le plus d’argent possible contre leur silence vis à vis des autorités (coutant elles très cher à faire tare).
Petit parenthèse, ceci m’a d’ailleurs un peu fait penser au début du Bon la Brute et le Truand de Sergio Leone !
Néanmoins, l’embrigadement d’un jeune et innocent jeune garçon - censé être la prochaine victime de leur stratagème - va rendre un de nos deux compères plus aussi sûr de son choix …
Evidemment, l’oeuvre de Li Yang est constituée d’un fort volet critique envers son pays, cette société « socialo-capitaliste », où tel un grand moment d'apostasie générale l’ode au capitalisme a remplacé celle du socialisme, dans laquelle règne une forme de loi naturelle, où les règles semblent caduques et où seul les plus forts ou les plus rusés survivent et arrivent à leurs fins.
Un point particulièrement mis en lumière par le réalisateur devrait fortement intéresser notre cher Emmanuel Todd. C’est tout ce qui touche au cercle familiale. Plus précisément, on constate, de ce qu’on nous montre de cette classe sociale, un noyau familiale complètement éclaté, où l’homme part chercher un emploi loin de son (ses) enfant(s) et de sa femme. Une des raisons de cette rupture peut notamment être expliquée par la volonté de faire suivre à son enfant un parcours scolaire suffisant (quand cela n'est pas tout bonnement pour raison d'impécuniosité). Ces pauvres hères n’ayant évidemment pas la somme requise pour payer les frais d'inscription scolaire, ne peuvent disposer de ce privilège de classe. L’homme de la famille - ou la femme ? Voire le fils lui même comme le met en exergue Li Yang - est ainsi « condamné » à partir chercher un travail permettant d’offrir à son chérubin cette éducation tant prisée et sacralisée comme seul échappatoire à une existence en dehors d'elle toute tracée. Et comme on le constate dans le film, pour certains, la fin justifie les moyens, et tout - ou presque - peut être envisagé pour atteindre cet objectif …
Ceci montre finalement de manière globale l’individualisme forcené, la violence de la société chinoise et un certain détachement face à la mort. Chacun étant dans sa bulle personnelle. La violence des cadres, des autorités, qui « imposent » un ordre inique, une véritable servitude moderne, et en face, semblable à un élan de panurgisme, la violence d’en bas paraissant lui répondre. Mais chacun le verra, la déshumanisation n’a pas entièrement gagnée la partie …
On n’échappe pas non plus, comme on s’y attend, à un volet descriptif sur les conditions de vie de ces millions de travailleurs, vus comme de la piétaille et soumis au joug arbitre de leur patron, vivant et travaillant dans la plus grande précarité. Au travail tout d’abord, dans une situation ô combien dangereuse sans aucune mesure de sécurité. On se croirait revenu dans le passé. Plonger dans l’extraction du charbon où la mort peut frapper en un instant, aidés de simples pioches et pelles ainsi qu'un équipement constitué d'un modeste casque muni d'une loupiote et de modestes chaussures, le tout devant être acheté précédemment au patron, bien entendu, ce n'est pas la maison qui régale. Au repos c’est la même misère, où les hommes vivent dans un habitat insalubre, partagé quotidiennement avec nos amis les rats.
Pour ce qui est de l’aspect visuel, je trouve que le travail du réalisateur pourrait paraitre assez proche de ce que fais Wang Bing, tout étant doté d’un arrière fond de néoréalisme italien par cette mise en lumière discrète d’une société en pleine déliquescence. Un résultat sans doute en partie explicable par la carrière de documentariste de Li Yang. Le regard du réalisateur est intimiste, souvent proche de ses personnages par ses plans caméras à l’épaule, semblant filmer la réalité donnant un sentiment d'absence de mise en scène, un peu comme un individu venant capter une tranche de vie d’une manière silencieuse.
Li Yang nous livre un film à la trame classique et linéaire mais sans concession, âpre, et sans doute terriblement lucide.