L’avantage a à aller voir un film sans en connaitre ne serait-ce que l’ébauche du pitch, (le seul en V.O au ciné + une moyenne honorable lui ont donné sa chance), c’est la découverte totale et progressive d’un univers.
Force est de constater que c’est là que se situe justement l’intérêt du film. Sur les terres on ne peut plus balisées du film noir, Blue Ruin s’acharne à désactiver les attentes et dynamiter en sourdine un genre d’ordinaire si rigide. Certes, la recette inversée guette, mais Saulnier la pratique ici avec suffisamment de subtilité pour qu’on se laisse séduire.
Premier renoncement, celui de la parole. Sorte de SDF, son protagoniste vit à l’écart du monde depuis une dizaine d’années avant que n’advienne le moment attendu de la vengeance, à savoir la libération du meurtrier qui a brisé son existence. De longues scènes muettes introduisent sa vie proche de celle d’un animal, laborieuse (on pense à certaines séquences d’Essential Killing), jusqu’à nous laisser supposer qu’il pourrait être simple d’esprit.
Mais la parole est bien la dernière nécessité pour la mission qu’il s’assigne. Certes, elle aurait pu dissiper des malentendus, mais le mal est fait, est surtout, le mal est face à lui. Le dialogue est sans cesse clivé dans le film : c’est soit le monologue d’une femme qu’on entend sans intervenir, soit de fausses conversations téléphoniques, jusqu’au très beau dispositif final voyant Dwight observer ses ennemis l’écouter sur un répondeur téléphonique.
C’est donc la mise en scène qui prendra en charge le propos général, où il sera question d’un mécanisme de la descente que ne renierait pas Cormac McCarthy, à la différence près qu’on renonce ici en plus au baroque de personnages haut en couleurs et raffinés dans leur cruauté.
Rien n’advient vraiment. Certes, les balles fusent et les carreaux d’arbalète labourent les chairs, mais sans respecter le code qui voudrait que la violence se situe dans un climax savamment préparé. Pas d’héroïsme, mais un parcours hagard, un tueur qui ne comprend ni comment il survit, ni pourquoi ses coups portent. Beaucoup de maladresses, à la lisière d’une lose comme celle de Fargo, sans que la frontière soit franchie pour qu’on puisse vraiment rire, même jaune. Le bleu reste la couleur dominante.
Les séquences muettes montraient un être hors du monde : elles vont désormais accompagner son immersion dans le sang et les brefs hurlements de ses sauvages interlocuteurs. Tendues, oppressantes, elles pallient l’absence de grandeur par l’acuité d’un regard vif, cadré à la perfection et sans complaisance pour son personnage.
Blue ruin n’est pas original, et peut déconcerter par l’étrange place qu’il se choisit, s’accroupissant à un carrefour générique pour n’en plus bouger. S’en dégage un charme évident, renforcé par une maitrise formelle indéniable.