L’appartement assez extraordinaire dans lequel loge Mireille Perrier pourrait faire figure de métaphore du cinéma tel que le conçoit Leos Carax dès son premier film : doté d’une démesurée baie vitrée, il est de fait totalement ouvert sur l’extérieur. Mais, loin de surplomber la ville, c’est une fenêtre sur cour : on y voit avant tout le couple uni que forment les voisins, tandis qu’on offre sa propre intimité plein cadre.
Contempler les autres, s’offrir aux regards : un programme visuel qui va traverser tout le film. Denis Lavant est le témoin poète d’une ville qu’il arpente de bout en bout, l’épinglant sur un mur pour en faire sa carte du Tendre. À travers lui, et dans un noir et blanc rutilant, le spectateur radiographie les territoires où se multiplient les couples et les figures insolites.
Le monde ainsi représenté a tout de la partition poétique, au risque d’être un peu figée et empruntée. Répliques littéraires, goût de l’inversion adolescente (« je ne suis bien avec les gens que lorsque je les quitte », « je n’aime que les premières fois »…), le désir d’accéder à une dimension artistique est patent, et conscient au point que le personnage lui-même écrit un brouillon avant de parler au téléphone.
Sur le plan de l’intrigue, le récit navigue, outre le fil rouge de l’amour fou qui obsède Carax (et dont la modulation sur la trahison de l’amoureuse avec le meilleur ami sera encore au cœur de Mauvais Sang), entre vols, trahisons, mensonges et tentatives de meurtre. L’incursion dans d’autres intérieurs permet aussi la visite d’une faune parisienne, intelligentsia aux accents divers et à l’âge avancé, là aussi un motif qu’on retrouvera dans la commanditaire du braquage sur le film suivant. Le regard décalé et insolite aux tonalités surréalistes rappelle ici davantage Boris Vian, par un aquarium dans une cuisine ou une salle remplie de bébés, avant que l’on ne reprenne les rails du lyrisme plus rimbaldien.
Le film ne se résume cependant pas à un catalogue stérile d’images poétiques : progressivement, le regard évolue de la description à la texture, le propos gagne en matière : le verre brisé, l’eau, le sang épaississent et dissolvent ce que les mots n’ont pu formuler.
Dans cette valse perchée, le couple est à la fois muet, contemplatif et verbeux, mais, fidèle aux principes du héros inadapté, et en dépit des circonvolutions du récit, toujours voué à l’échec.
La baie vitrée donne sur une cour : un mur, des vitres, d’autres gens heureux. Mais dans le petit carré du dessus, Carax donne aussi à voir l’infinité des étoiles.