Parmi la foule de questions assez passionnantes que soulève le documentaire Braguino, la première est la plus élémentaire : où Clément Cogitore est-il allé dénicher un tel sujet ? Comment a-t-il été informé du sort de ce microcosme aux confins du monde connu, à 700 km du premier village, au beau milieu de la Taïga ?


Braguino est une sorte de récit d’explorateur, qui tomberait, après des semaines d’errance, sur l’improbable implantation d’une famille au cœur de la nature, vivant apparemment en harmonie avec elle selon un code que le monde a oublié, celui de la mesure.


Mais, à l’image de ce décor, Cogitore refuse au langage de prendre la place attendue, et préfère laisser bien des questions en suspens. Sa captation du quotidien passe ainsi par nombre de scènes muettes, accordant une place prépondérante aux enfants et à leurs jeux sur l’une des rares zones sécurisées, une île sur le fleuve à laquelle les bêtes sauvages n’ont pas accès. Certes, la thèse idéologique du fondateur de cette utopie ne peut que remporter l’adhésion : un retour à une vie simple, et la nécessité de s’écarter de la civilisation pour y parvenir. Mais la manière abrupte avec laquelle on donne à voir leur quotidien n’incite pas non plus à la rêverie idéaliste.
A la manière dont il filmait la roche et le désert dans Ni le ciel ni la terre, Cogitore privilégie le pouvoir de fascination. Le monde des Braguine est hostile, dense, mystérieux ; c’est une forêt profonde, opaque, à la fois magnifique (comme ces virées sur l’eau brumeuse) et riche de cet effroi qu’on lui confère dans les contes.


Ce mutisme et cette mise en image fragmentaire laisse en réalité de côté bon nombre d’aspects, et particulièrement celui inhérent à l’utopie, celui du bonheur. Les personnes à l’écran sont présentes et habitent le monde : c’est, d’une certaine façon, un récit de survie, qui substitue aux interrogations philosophiques la matérialité physique de l’être au monde.


Cette thématique se trouve condensée dans une scène incroyable durant laquelle on abat un ours : les images sont à la limite du soutenable, et d’un tel réalisme qu’elles finissent par paraitre improbables. On ne peut que penser à la fameuse scène de l’ours numérique dans The Revenant, ou à l’autre très grand documentaire sur le rapport à la vie sauvage, Grizzly Man de Werner Herzog : dans ces deux œuvres, l’ours est un mythe, et une créature romanesque. Ici, c’est du gibier, et sa puissance effarante laisse place à un amas de chair lors d’une découpe méthodique, qui, pour barbare qu’elle puisse nous paraître, montre aussi le respect avec lequel les autochtones traitent des ressources dont ils disposent. C’est là que le documentaire prend sa pleine dimension, davantage que dans certaines séquences plus esthétisantes et dont on peut questionner parfois la légitimité.


Mais ce n’est là qu’un des aspects du sujet, pour un film qui dépasse pourtant à peine les trois quarts d’heure.


Car dans ce quotidien a surgi l’autre : une nouvelle famille, désireuse de partager l’utopie, et la viciant du fait même de sa présence. Les Kiline, qui obsèdent littéralement les Bragine, sont accusés de tous les maux. Fidèle à son programme, Cogitore ne leur donnera jamais la parole, se contentant de filmer, avec une fascination qui mime parfaitement la crispation de leurs voisins, leurs habitations depuis la rive qui les sépare. Une clôture, des visages d’enfants, une cohabitation tendue sur le no man’s land, une valse silencieuse et provocatrice, l’incompréhension généralisée : l’Eden n’existe pas. A cela s’ajoute en plus l’intervention du monde extérieur par l’arrivée non désirée de l’armée russe, en une scène brève et violente qui replace brutalement cet îlot dans le monde actuel.


Sur ce banc de sable se rejoue la tragédie de l’humanité, condamnée à rejouer éternellement le mythe d’Abel et Caïn. La jalousie, la convoitise, la lutte.


On comprend mieux, dès lors, la place accordée au silence et cette étrange durée d’un film qu’on aurait aimé voir se poursuivre, tout en reconnaissant sa puissance vénéneuse : Fable noire et récit fondateur, Braguino laisse la forêt contempler la malheureuse condition des humains qui la peuplent.

Sergent_Pepper
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le 25 nov. 2017

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