Brazil est saturé d’écrans : de surveillance, de divertissement jusque dans la baignoire, ou illicites dans les bureaux.
Brazil sature l’écran, et l’affirme avec force dès son prologue qui voit une vitrine de téléviseurs exploser et la caméra s’incliner sur le côté pour poursuivre le visionnage d’un écran fêlé : bienvenue dans un monde malade.
Gilliam sait qu’il tient là son grand œuvre et va y déverser toutes ses obsessions dans un déluge baroque, néo-expressionniste dont il détient le secret. Iconoclaste, acerbe, des cadavres liquides aux vénus botticelliennes, de l’asphyxie fécale aux ailes déployées sur la ville, Brazil est un film total.
Son premier charme est celui d’un film misant tant sur ses décors sans recours possible au numérique : au-delà des perspectives évoquant le Métropolis de Lang, la matière est profondément organique, saturée de tuyaux qui semblent doués d’une existence propre. Dans une dystopie qui serait restée à l’ère du papier, l’enfer administratif kafkaïen est ainsi doué d’une nature profondément concrète : documents, reçus, tampons, formulaires abondent, jusqu’à étouffer au sens propre le personnage dans cette splendide disparition de Tuttle. La technologie est pourtant bien présente, ancêtre des univers de Wallace et Gromitt ou de Michel Gondry : mais, à la fois intrusive et gadget, elle est le plus souvent défaillante
Cette fascination visuelle se double donc d’un discours violemment satirique, pourfendeurs des dérives d’une civilisation en plein déclin : dans un ballet mondain criard, à grands coups de scalpels esthétiques, de fascisme néo libéral, on consomme et on explose, par la grâce d’un humour noir dont les anglais ont seuls le secret et une maitrise aussi grandiose.
Mais la dystopie réserve davantage qu’une imagerie tristement amusée des travers de notre temps : c’est à un véritable cauchemar que Gilliam convie son spectateur, violent dans ses évocations de la torture, d’un œdipe excessif et castrateur, d’une aliénation généralisée à toutes les strates de la vie de l’individu : familiale, sociale, professionnelle.
Alors que l’enfer concentrationnaire d’une urbanisation dévorante suffit à retranscrire les angoisses de Sam, on pourra regretter la symbolique par trop appuyée de ses rêves, surtout lorsque Gilliam juge nécessaire de les superposer au réel à mesure que le récit avance.
Celui-ci progresse néanmoins avec un grand sens du rythme : course folle dans des décors à l’étroitesse croissante, dans un labyrinthe où les impasses se multiplient, l’onirisme noir prend progressivement le dessus et oppresse avec flamboyance.
[Spoils] La conduite vers le dénouement est annoncée assez tôt : lors d’une fuite en voiture, on voit défiler des cheminées nucléaires derrière lesquelles surgit le visage d’un homme, nous révélant qu’il s’agissait d’une maquette : ce jeu sur la porosité des décors et les renversements d’échelle prépare l’intrusion des visages devant la dernière image d’un happy end bucolique.
Twist fabuleux, cette conclusion fait de Brazil un film où le cauchemar du réel l’emporte sur les visions oniriques, le tout dans une débauche visuelle constante. Par son mélange unique de registres, entre humour noir, cri de révolte et mélancolie angoissée, cette œuvre singulière invite autant à la fuite qu’à la fascination.