Ce qui se joue dans Brooklyn Village n’est pas discernable tout de suite et pour cause : du début jusqu’à une dizaine de minutes avant la fin se déroule un film tranquille, simple, presque délicat. Et tout tient dans ce « presque ». Pas de twist ou de bascule scénaristique mais une mise en lumière sur ce qui depuis le début était annoncé. Brooklyn Village s'avère être et était tout du long le récit implacable d’une éviction, d’une expulsion brutale et simple, sociale et amicale.

Pour reprendre le bout du fil, la famille de Jake, déménage de Manhattan dans un appartement de Brooklyn dont ils héritent après la mort du grand-père. Il se trouve que cet appartement vient avec une boutique louée où y travaille et vit une femme latino-américaine, Leonor et son fils Tony. La rencontre entre une famille venant d’un milieu aisé de Manhattan dont le père est acteur et la mère psychothérapeute et une famille prolétaire et latino est l’axiome principal du film, surtout que les deux ados vont très vite devenir meilleurs amis.

La principale opposition entre les deux familles est une opposition de classe.

La situation évolue lorsque qu’ils apprennent que Leonor la mère de Tony a un loyer bien en dessous de celui du marché. Les parents de Jake décident « rationnellement » de tripler le loyer (le « prix du marché ») bien que Leonor ne puisse pas le payer. Leonor est contrainte de quitter les lieux, scellant l’inimitié entre les deux familles ainsi que la relation qu’entretiennent les deux jeunes amis.

C’est donc une affaire de loyer, de gentrification de l’espace urbain, un problème immobilier où chaque partie a ses raisons : le couple craint le déclassement et la mère Leonor lutte pour son travail. Et l’on pourrait conclure par ça, style La règle du jeu. Mais si chacun a ses raisons, toutes ne se valent pas et ce problème immobilier se fera la démonstration de conflits de classes dont l’issue est et reste toujours la même. D’autant que la situation économique du couple est assez floue et qu’on ne sait jamais vraiment si la gestion de cette boutique leur serait ingérable renforçant l’hypothèse d’une forme de délire de dominant, d’un trip non pas motivé par des « mauvaises » raisons mais par des raisons de dominants : une recherche pure et simple de profits jusqu’à virer une mère seule avec son fils. Grande idée que les parents de Jake soient des personnes plutôt aimables, voir même franchement sympa ce qui ne les empêchera certainement pas de virer la mère et de mettre fin à la seule amitié de leur fils.

Le film rappelle avec intelligence et lucidité que le caractère sympa des bourgeois n’a aucune incidence sur les effets destructeurs de leurs actions.

Entre la situation initiale du déménagement et la situation finale de l’expulsion aura quand même lieu le déploiement d’une amitié qui occupe une bonne moitié du film. Les deux comparses, Jake et Tony jouent aux jeux-vidéos ensemble, font du skate (lors de moments musicaux très bien sentis) et vont dans des soirées à New York, offrant de belles scènes parfois triste, parfois drôle, parfois tendres. Une amitié qui finira avec l’expulsion de la mère de Tony de son lieu de travail malgré la résistance vaine des deux ados face au conflit des adultes. Qu’ils fassent une grève de la parole ou que Jake plaide pour que ses parents renoncent à l’éviction, ils ne pourront rien y faire. Jake finira au lycée d’art de New York pour ses études de dessin, son avenir étant tout tracé et Tony qui voulait faire la même école pour de l’actorat n’ira pas malgré son génie, les instances de l’art étant généralement réservé à la bourgeoisie culturelle. Brooklyn Village se fait donc également le récit de déterminismes antagoniques.

Si le film ne tenait qu’à jouer les antagonismes générationnels, les émotions pures de la préadolescence face à la dureté du monde des adultes, s’il ne s’en tenait qu’à ça, il aurait été un récit d’une grande justesse, équilibré et simple avec des éclats de grâce. Tout ça, il l’est, mais il est aussi bien plus que ça, atteignant une radicalité surprenante avec cette fin aussi violente qu’inattendue avec l’exécution presque tragique de l’expulsion de la famille de Tony. Inattendue parce que la situation ne paraissait pas inéluctable, les deux garçons pouvaient éventuellement se rendre dans une école d’art ensemble et rester amis et la possibilité qu’un arrangement entre le couple et la mère pouvait être trouvé n’était pas exclue. C’est littéralement l’inverse qui se produit, de manière radicale : la mère est virée, Tony renonce à l’actorat et les deux ados ne se fréquentent plus.

Reste cette dernière scène au musée après une ellipse, qui chez d’autre cinéastes aurait été une « grande » scène de retrouvailles où le destin ferait bien les choses . Pas de ça chez Sachs, la situation a eu lieu et ce qui est fait est fait. Elle est une grande scène parce que clairvoyante sur les différences de classe mais également parce qu’elle est courte et surtout distante. Elle est dotée d’un caractère impassible : il ne s’y passe rien scénaristiquement mais elle nous montre sobrement et simplement l’essentiel : les deux garçons n’ont pas changé de ville, n’ont pas changé du tout mais sont passés à autre chose.

Film sensible et beau donc, simple dans son rythme, concis et délicat, ayant la grandeur de ne jamais hystériser les situations ce qui est toujours très précieux et réjouissant. On imagine bien comment la situation aurait pu s’hystériser et dépasser la frontière de la normalité. C’est pourtant bien cette normalité qui fait la grandeur du film avec toute la complexité émotionnelle qui l’accompagne. Cette situation est « normale », normale au sens de quotidien, au sens de « ce sont des choses qui arrivent » comme tente d’expliquer le père de Jake à son fils dans un beau et douloureux dialogue après avoir viré la famille de son meilleur pote.

Un dialogue, deux plans, l’un réunissant le père et son fils et l’autre seulement sur le fils. Le père tente de renouer avec son fils et entame sans qu’il ne prenne jamais forme, un monologue plein d’hésitations où il tente de réconforter son fils. Le fils regarde vers le bas et manipule des objets, le dialogue est compliqué et le père tâtonne difficilement. La mère pendant ce temps attends dans le couloir, craintive et suspendue à sa propre écoute.

On ne sait pas trop si ce dialogue aura mené à quelque chose et sans doute pas, si ce n’est l’accouchement d’une parole qui au moins, aura eu lieu.

Cette scène est à l’image de Brooklyn Village. Précis dans ses cadres et juste dans ses dialogues, n’en faisant jamais trop, n’appuyant rien, la musique et la lumière y restant discrètes, simple comme bonjour. Ne reste alors au film que l'interprétation de ses acteurs et sa rigueur formelle pour émouvoir.

MaxDGR
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le 30 juin 2023

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