L'homme sans visage
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le 28 oct. 2022
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On connaissait déjà toute l’admiration de Jean-Baptiste Thoret pour George Romero – qui s’est notamment déjà concrétisée par la direction du formidable Politique du Zombie : L’Amérique selon George A. Romero (2007) – et nous ne sommes donc pas surpris de l’entrée du cinéaste dans sa prolifique collection Make my Day. C’est avec Bruiser (2000), objet méconnu, malaimé, et tardif, que s’opère cette arrivée, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Car, sans être au niveau des chefs-d’oeuvre de son auteur, il méritait depuis longtemps une réévaluation : c’est désormais chose faite.
Il y a quelques années, ESC nous gratifiait d’une très belle édition d’un des plus beaux films de Romero, si ce n’est le plus beau, Incidents de Parcours (1988). L’histoire d’un homme littéralement effondré – paraplégique suite à un accident et une opération mal exécutée, et voyant en plus sa femme le quitter pour son chirurgien maladroit (euphémisme) – qui recevait l’aide médicale d’un singe censé répondre à tous ses besoins grâce à des modifications génétiques. Évidemment, tout cela dégénérait, et comme le décrit parfaitement Jean-Baptiste Thoret dans sa préface à Bruiser en bonus de cette édition, le singe y devenait l’expression de son refoulé à coups de massacres et autres brutalités. Sans conteste, Bruiser dialogue avec Monkey’s Shine (titre original). Ici, Henry Creedlow est un publicitaire en bout de course, trompé par sa femme, invisibilisé et maltraité au travail, vidé de toute pulsion vitale, de tout désir. Il est en apparence comme un personnage de Bret Easton Ellis, un Yuppie musclé et uniforme, mais absolument creux, sans même de drogue ou de sexualité débridée pour le sortir de son sinistre quotidien. Un matin, il se réveille avec un masque blanc incrusté sur son visage. Il devient un homme sans visage – la référence à Georges Franju est évidente – ce qui lui permet, comme le singe d’Incident de Parcours, d’accomplir ce qu’il refoulait, de massacrer les forces qui l’oppressent et qu’il était jusqu’ici incapable de confronter.L’idée a quelque chose d’évident, de limpide. Sa simplicité pourrait déjà faire son prix et est en partie ce qui fait la force de Bruiser. Là où la chose se corse, et devient théoriquement encore plus passionnante, c’est que ce masque blanc ne change finalement pas grand-chose à l’apparence de notre héros. D’ailleurs, il faut revenir sur ce masque. Une de ses collègues – qui est aussi sa maîtresse et la femme de son patron – lui apprend tôt dans le film qu’elle confectionne des masques censés évoquer la personnalité des personnes qui les porteront. Pour Henry, ce n’est qu’un masque blanc, sans aucun motif. Rien que des yeux pour voir et à peine trois entailles pour respirer. On pourrait faire un parallèle avec un autre long-métrage tardif d’un grand cinéaste presque contemporain, lui aussi fort mal-aimé et même renié par son auteur. Dans Hollow Man : l’Homme sans Ombre (2000), Paul Verhoeven rend invisible son héros, et cette invisibilité lui permet également d’exprimer ses pulsions les plus sombres. C’est connu, la première chose que cela lui permet de faire, c’est de violer sa voisine. Ce masque, cette invisibilité, est son altérité radicale, l’opposé parfait de ce qu’il nous montrait jusque là – c’est un chercheur médical respectable aux intentions louables. Dans Bruiser, au contraire, le masque (du moins physiquement) correspond parfaitement à celui qui le porte et sert donc de révélateur. En le portant, Henry semble comprendre qui il est, ou qui il est devenu : une surface blanche, comme inanimée. C’est donc moins le déclencheur d’un retour du refoulé qu’un instrument conscient de révolte. Avec ce masque, il va décider de se venger. En effet, si Henry, une fois masqué, devient brutal et même parfois sadique, la position de George A. Romero est sans ambiguïté : nous sommes et serons toujours du côté de ce nouveau tueur. On retrouve là la radicalité politique de l’auteur de Zombie (1978). Son Bruiser est un feu de joie, appelant à la destruction pure et simple d’un système ultra libéral, dont les masques sont bien moins aimés par le cinéaste que ceux d’Halloween et des films d’horreur. Ce n’est pas un hasard que la seule scène où l’on voit Henry au travail soit une réunion pour choisir le visage d’une prochaine couverture. Une dizaine de portraits de femmes sont affichés au mur, et lui et ses collègues doivent choisir le plus beau. Tous ces visages sont autant de masques uniformes, d’enveloppes creuses, d’archétypes de beauté que les personnages doivent évaluer comme du bétail. Romero rejette ce modèle avec un vigueur salvatrice, même si son trait n’est jamais d’une grande finesse. Par exemple, l’interprétation de Peter Stormare en patron abusif, pervers et répugnant, ne se démarque pas par sa subtilité mais montre bien la rage politique du cinéaste, son dégoût de l’univers qu’il dépeint et sa volonté de se situer dans un registre plus ouvertement grotesque. Ce n’est, cependant, pas totalement nouveau chez lui quand on pense par exemple à l’hallucinant Capitaine Rhodes du Jour des morts vivants (1986) ou encore aux visions de The Amusement Park (1973).
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