Pas de doute, nous n’attendions rien de plus que Megalopolis cette année à Cannes, et nous n’étions pas les seuls. Douze ans après le magnifique Twixt qui achevait une trilogie mal-aimée – pourtant sublime – réalisée avec les moyens d’un étudiant en cinéma, c’est avec un projet pharaonique, autofinancé, et envisagé depuis quarante ans que Francis Ford Coppola nous revient. Nous en avions nous-même rêvé durant toutes ces années, à tel point qu’il est difficile de confronter les images qu’on a fantasmées à leur matière réelle. Disons-le, cette œuvre singulière en tout, accueillie avec mépris et huées sur la Croisette, nous a désarmés et nous hante.
Depuis plusieurs années, l’actualité cinématographique de Francis Ford Coppola s’est souvent résumée à des revisitations de ses précédents ouvrages. On ne compte plus ces nouvelles versions dans sa carrière, comme s’il ne voulait jamais en finir, ne jamais rendre la copie. Ce n’est pas toujours son penchant le plus aimable, tant il est parfois contestable – on pense au remontage sacrilège du si mal considéré Parrain III (1990) – ou superflu – comme pour cette reprise de Coup de Cœur (1982) sans révolution (en même temps, de quoi pouvait avoir besoin le plus beau film du monde ?). Les versions allongées sont souvent plus convaincantes. Ainsi, les Redux (à mon sens le meilleur) et Final Cut (peut-être le plus équilibré) auront approfondi Apocalypse Now (1979), et le sublime Outsiders (1983) se sera pleinement trouvé en « Complete Novel ». Sa dernière correction est celle passée la plus inaperçue (aucune sortie encore prévue en France), alors qu’elle se révèle sans doute l’une des plus fortes. En 2023, dans la plus grande indifférence, Twixt (2012) est mystérieusement devenu B’Twixt Now and Sunrise. Les quelques personnes l’ayant commenté furent déçues, regrettant de n’avoir aucune nouvelle image à se mettre sous la dent. Épurée d’une dizaine de minutes, cette courte rêverie est encore plus bouleversante que l’originale, toute rendue à sa poésie onirique et sa tragédie intime. Pour rappel, Val Kilmer y incarnait Baltimore, un romancier en panne d’inspiration trouvant la matière de son nouveau roman dans une petite bourgade sinistre. Son shérif, joué par Bruce Dern, y était son inspirateur, le menant sur les traces d’un mystérieux meurtre d’enfants. Baltimore se perd surtout dans des rêves où il fait la rencontre d’Edgar Allan Poe, et d’une jeune fantôme – Elle Fanning – qui le feront regarder son propre traumatisme, celui de la mort de sa fille. Cette mort fait écho à celle du fils du cinéaste, décédé dans un accident de bateau dans les années 80. Après un cauchemar rejouant cet accident traumatique, le montage originel faisait découvrir à Baltimore l’identité du meurtrier et tout s’achevait par un twist dans le bureau de son éditeur, ravi de son nouveau roman achevé. Une pirouette méta qui renforçait facétieusement son penchant bis plutôt qu’une conclusion funèbre. En plus de recomposer son récit en accolant les rêves entre eux pour mieux les étendre, déplaçant par là même certains éléments, Coppola a décidé d’exclure ces dernières scènes amusées. B’Twixt Now and Sunrise s’achève donc à la fin de l’accident dévastant Baltimore et Poe, et sur les mots du second : « We share this little Ghost my friend. This perpetual heartbreak that she haunts us with. Our work must be the grave that we prepare for its lovely tenant. » (« Nous partageons ce petit fantôme mon ami. Ce chagrin perpétuel qu’elle nous cause. Notre œuvre doit être la tombe que nous préparons pour son aimable locataire. »). Dans le plan final, les deux hommes restent figés en haut de la falaise. Ils sont éclairés par la lune grise au-dessus d’eux et la petite torche de Poe, seul éclat de lumière dorée dans cet instant baigné de mélancolie. Cet étrange nouveau titre apparaît par-dessus cette image : Now and Sunrise. Une expression rêvée qui pourrait quelque part précéder le titre de notre sujet ici. Subodorons que ce nouveau montage venait fermer une tombe pour ouvrir son cinéma à un nouvel horizon. Now and Sunrise : Megalopolis.
Après la fermeture du cercueil, ce jour nouveau qui se lève est au contraire d’une lumière éblouissante. Adam Driver se tient au-dessus d’un autre vide, en haut d’un gratte-ciel, et c’est comme si la petite lueur dorée d’Edgar Allan Poe avait désormais tout envahi, illuminant l’entièreté du ciel irréel de la scène inaugurale. Ce doré brillant, éclatant, sera la couleur prédominante du film. Francis Ford Coppola a toujours été un cinéaste de fantômes, de paradis perdus, de déchirantes et lumineuses scènes de couchers de soleil (nous évoquions ici celle, inoubliable, d’Outsiders). Ici le temps est incertain. Le soleil pourrait se lever comme se coucher : des nuages gravitent à toute allure, mais tout brille de mille feux, le temps semblait se dégager alors que le tonnerre finit par gronder. Cette ouverture extraordinaire fut déjà dévoilée sous la forme d’un teaser. A sa découverte, en voyant le personnage arrêter le temps, il était difficile d’imaginer qu’elle puisse être son ouverture, tant elle pose des centaines de questions. Qui est cet homme ? D’où lui vient ce pouvoir ? Que faisons-nous si haut au-dessus de la ville ? Aucune ne trouvera de réponses satisfaisantes par la suite : la scène impose son monde, son refus des lois de la physique. Ce pouvoir d’arrêter le temps ne constituera pas la matrice d’une intrigue fantastique. Il est une donnée de ce personnage romantique qui doit également apprendre à fermer un cercueil. Car ce César vit dans la tourmente du nébuleux décès de sa femme, dans lequel il aurait peut-être, selon ses rivaux, une responsabilité – une constante pour le comédien, quelques années après Annette (Leos Carax, 2021). Il erre régulièrement dans des ruines – mémorable scène nocturne de filature en voiture, sous la pluie, où des statues pleurent et s’écroulent – pour voir cette défunte femme dans son mausolée, brillamment doré lui aussi. C’est un « Un homme de l’avenir possédé par le passé » comme il est décrit par son amante incarnée par Nathalie Emmanuel. Au fil du récit, il parviendra à s’émanciper de ce fantôme pour matérialiser une utopie sommeillant en lui depuis toujours. Et cette idée innerve aussi d’une certaine manière la note d’intention du cinéaste qu’on trouve dans le dossier de presse. Il y dit en substance que tout au long de sa carrière, il ne s’est jamais senti auteur au sens propre, toujours rattaché qu’il était à des œuvres du passé, des romans d’artistes l’ayant précédé ou des cinémas perdus qu’il voulait réanimer. Au soir de sa vie, il se demande quel serait « son propre style », quelle emprunte la plus personnelle pourrait-il laisser. Il y a plus d’une raison d’être bouleversé par ce nouvel édifice dans cette carrière déjà si ambitieuse, mais la raison première est peut-être celle-là : voir la tentative, un brin suicidaire d’un génie n’ayant plus rien à prouver de se trouver un nouveau moyen d’expression qui serait le sien, sans retenu ni surmoi. C’est au fond une ambition de débutant plutôt que de grand maître, ce qui a de quoi étonner, y compris les adorateurs – dont je fais partie – de sa dernière trilogie qui revendiquait déjà une même cure de jouvence. Ces trois précédents étaient bien plus modestes à tous les niveaux, et il ne les a pas présentés des années durant comme l’Œuvre d’une vie. A première vue – on y reviendra – on n’a aucunement la sensation d’assister à cet objet maturé pendant quarante ans. Au contraire, ce nouveau style s’assume sans aucune retenue, ne visant surtout pas la maîtrise, plutôt une recherche constante, une envie de tout tenter avec un appétit vorace et juvénile. Le cinéaste, comme son personnage (et son acteur, plus polymorphe et possédé que jamais), se tient en permanence au-dessus du vide, à la recherche d’une image, d’un effet, d’une scène, d’un objet qui serait à la hauteur de son idéal vertigineux.
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