"Bruno S. - Estrangement is death" est un fragment de la vie de Bruno Schleinstein, un marginal allemand rejeté de toutes parts, 30 ans après avoir collaboré avec Werner Herzog à deux reprises. Les années 70 auront été son âge d'or cinématographique en tenant les rôles-titres de "L'Énigme de Kaspar Hauser" (1974) et "La Ballade de Bruno" (1977), le scénario de ce dernier ayant été écrit spécialement pour lui suite à un changement d'avis de la part de Herzog quant à l'acteur principal de "Woyzeck" (Klaus Kinski, in fine). Il avait trouvé là un soupçon de stabilité, si tant est qu'on puisse ainsi qualifier un tournage avec le réalisateur allemand, dans sa vie franchement chaotique : né au début des années 30 à Berlin d'une mère prostituée qui le battait jusqu'à le rendre sourd, puis placé en hôpital psychiatrique dans lequel il aurait été l'objet d'expériences nazies sur les enfants souffrant d'un handicap mental. Il passa plus de 20 ans de sa vie dans diverses institutions, y compris en prison et dans des refuges pour personnes sans-abri. C'est triste à dire, mais tout cela a sans doute eu un impact cinématographique positif sur sa crédibilité pour les rôles qu'il a tenus dans ces deux films réalisés par Herzog.
À l'époque du documentaire, Bruno a 69 ans. Il vit toujours à Berlin et gagne sa vie en tant qu'artiste / musicien de rue, principalement : son truc, c'est de chanter et jouer (entre autres) de l'accordéon dans l'arrière-cour des résidences de la ville. C'est via cette activité que Herzog le découvrit, dans un documentaire produit en 1970. Bruno considère que Herzog appartient aux "meilleures personnes", selon ses termes, par opposition à sa propre individualité dont il a une étonnante conscience. Et c'est cela qui est très étonnant : Bruno S., c'est en apparence une coquille extrêmement fragile, maladroite, troublée, renfermant un mystérieux secret, d'où s'échappe de temps à autres des aphorismes existentiels assez bouleversants de lucidité. Il vit dans un certain dénuement, il souffre de troubles mentaux, et ses commentaires n'en sont que plus émouvants : "J'ai ma fierté, et je peux réfléchir, et mes réflexions sont intelligentes" semble-t-il opposer à ceux qui pensent que Herzog l'avait exploité sur les différents tournages. Tout le contraire apparemment : Bruno ne voulait pas que son nom de famille soit connu pour ne pas faire honte à sa famille (qui l'a par ailleurs constamment délaissé), optant ainsi pour un simple "S." apposé à son prénom, et c'est à ce titre que Herzog l'appelait à l'époque "le soldat inconnu du cinéma".
Quand Bruno raconte des épisodes de sa vie, il en parle étrangement à la troisième personne. "Tout le monde l'a rejeté", dira-t-il. Et on repense alors à ce passage mi-drôle mi-triste, raconté dans le documentaire par une connaissance de Bruno, qui se rappelle un triste épisode cannois au cours duquel Bruno, simplement venu assister à la première de "L'Énigme de Kaspar Hauser", finira en garde à vue sur simple délit de faciès. Un tout petit aperçu d'une existence littéralement hors du commun, loin de la norme.
[AB #171]