Bugs Bunny en difficulté est-ce possible ? On serait tout à fait en droit d'en douter. Mais apparemment, oui, il suffit d'avoir la technique.
Prenez le vers la fin de ses belles années, assis tranquillement sur le radieux sommet de sa titanesque montagne de succès et de gloire. Prenez le seul. Retirez lui tous ses martyrs, souffres-douleurs et autres punching-balls habituels, tels qu'Elmer, Sam, Porky et bien sur l'éternel infortuné Daffy Duck. Virez les tous. Braquez la caméra sur le lapin. Voilà ! Comme ça, parfait. Là, à la cime de sa notoriété, se complaisant si bien dans son immense popularité, s'auto-gorgeant de son charisme implacable, imbibé de toute la bouffissure prétentieuse de sa grande, immense, éternelle personne, donnez lui, (offrez lui !) un rôle majeur dans son histoire. Faites lui la demande honorée d'accepter de mener un orchestre. Demandez lui de conduire, par exemple "Ein Morgen, ein Mittag und ein Abend in Wien" de Franz von Suppé. Il ne dira pas non, plus bombé d'orgueil que jamais il prendra cette place seul devant l'objectif. Car il sait qu'il la mérite cette place. Bien entendu qu'il la mérite ! C'est Bugs Bunny merde !
Allez y, c'est là que vous trouverez le moyen de lui faire péter un plomb, et même, de lui voler une seconde la vedette. Pour ça, soyez petit, minuscule, insignifiant. Un point noir sur l'écran. Soyez une mouche.
Il fallait que je dise un mot sur ce court dirigé par Chuck Jones, un gars qui, s'il n'est pas le réel père de Bugs Bunny, est en tout cas celui qui l'a le plus "façonné" et chéri et qui lui a donné parmi ses moments les plus mémorables.
Baton Bunny est un cartoon muet musical. Le seul avec A Corny Concerto ou Bugs ferme sa grande gueule pour laisser place à ses expressions purement géniales.
Il y a un "truc" qui se dégage de tout ça, un climat presque inquiétant d'étrangeté que je pourrais, dans mes délires les plus hasardeux, comparer au ressenti éprouvé devant un tableau de Magritte.
Ce silence. Ces mouvements ondulants frôlant l'imperceptible dans la lente montée en tension comme la surface d'une mare placide jusqu'à ce que PLASH !, le non sens toonesque explose sur ce voile embué où le bouffeur de carottes fout son gros bordel dans toute son aigreur boursouflée de fierté. Et bordel, mais quel talent d'observation et quel génie artistique pour retranscrire ces mouvements avec une telle justesse !
Plus sûr de lui que jamais, pédant et orgueilleux, frisant l'adorable antipathie, puis perdant d'un coup tout sang froid alors qu'on vient titiller la pointe de sa gloire, le lapin n'en perd pour autant pas une once de charisme. Loin de là.
Non, je ne peux pas ne pas partager ça. Non. J'adore.
https://archive.org/details/BatonBunny