C'est toujours étrange de se rendre dans une salle de ciné pour voir un film qui nous fait terriblement envie mais dont on sait aussi qu'il a de grandes chances de nous décevoir profondément. La bande annonce et les retours Cannois m'avaient rendu extrêmement impatient (le combo Corée du Sud + femme qui disparaît + menace sourde) alors même que j'avais détesté Poetry, vu justement à Cannes lors de sa présentation en compétition il y a quelques années - je songe d'ailleurs à revoir ce film et le réévaluer avec un regard sans doute plus mûr aujourd'hui sur ce type de cinéma).
Qu'en est-il alors du nouveau film de Lee Chang-dong ? C'est un chef d'oeuvre, ni plus ni moins. Si ces deux heures et demie et son aspect plutôt lent et "contemplatif" (terme ici assumant sa part de cliché mais qui n'est pas galvaudé pour certains passages du récit) sont visiblement pour certains un obstacle avant, pendant et après la projection, le film est au contraire parfaitement construit et élaboré, chaque partie reposant sur une suite de segments au rythme et à l'atmosphère bien précis, le tout s'appuyant sur un jeu de miroirs et de rimes visuelles ou sonores d'une sophistication redoutable.
Haemi-sphères
Film à mystère, dont l'atmosphère comme en apesanteur peut s'interpréter de différentes façons, suivant qu'on veut rester très terre à terre où non par rapport au récit strictement factuel du film, il est traversé de séquences clé au pouvoir de fascination quasiment hypnotique. Dès le début, la rencontre en Haemi et Jong-soo a quelque chose d'étrange, de malsain, de forcé. Pendant deux heures et demie, chaque apparition, chaque plan, geste, regard, va pouvoir ainsi se lire d'au moins de façon : l'être et le paraître, mais bien souvent même en gardant cette duplicité à l'échappe on sent quelque chose qui nous échappe, un impalpable sentiment de réel qui se dérobe, d'essence vaporeuse qui s'éloigne, qui rajoute une strate proprement métaphysique au film. C'est une rime visuelle entre un bout de dialogue et un reflet de lumière sur un mur, un téléphone qui sonne dans le vide, un volute de fumée qui se change en danse mais rappelle un incendie, etc. Le film procède par stratification, mais aussi par associations d'idées minutieuses qui nous laisse en permanence sur le qui-vive. On essaie de nous bercer, de nous endormir, mais comme la propagande nord-coréenne qui résonne au loin près de Paju où vit Jong-soo, il y a toujours une alarme, une petite voix qui nous met en garde : "méfie-toi". Haemi s'offre trop vite, Jong-soo est trop naïf, elle se dénude et ses seins - très jolis, seront montrés plusieurs fois. C'est aussi cette propension à la nudité qui causera sa disparition à mi-parcours, après une remarque déplacée de Jong-soo jaloux. Les cadrages des hommes sont très lourds de sens : le cinéaste filme volontiers des ébats amoureux, un corps féminin très dénudé, qui va imprimer la rétine de ses amants comme du spectateur, mais ne restera de ce corps et de ces ébats qu'un souvenir, une rime. Jong-soo se masturbe en regardant la tour d'où venait la lumière projetée au mur pendant qu'ils faisaient l'amour. Il est cadré de la même manière lorsqu'il se masturbe que plus tard, lorsqu'il écrit. Ce jeu du hors champ reprend la séquence manifeste du film, variation sur la conclusion du "Blow Up" d'Antonioni : Haemi apprend la pantomime, feint de peler une mandarine imaginaire et d'en manger un quartier. La phrase clé, qui hantera tout le film, est prononcée lors de cette scène : "Oublier qu'elle n'existe pas plutôt que de prétendre qu'elle existe." Cette sentence s'applique à absolument tous les signes et les événements du film, qu'il s'agisse d'une mandarine, d'un chat, ou d'une femme.
Haemi-serre
Autour de ce jeu permanent de couches de signes, de significations et de tentative de percer un réel ou un esprit du réel qui de toute façon nous échappe, le film raconte à la fois l'histoire très cruelle et sadique d'une vengeance, sur fond de lutte des classes et de portrait désenchanté des disparités de la Corée (urbanisme vs agriculture, riches vs pauvres, éducation vs culture populaire, naturel vs chirurgie esthétique, etc), toujours à travers une suite de saynètes où des illusions sont déployées, déconstruites ou interrogées, et l'histoire d'une double ou triple manipulation. Lors de la séquence centrale du film, les personnages viennent de Séoul visiter Jong-soo et après avoir fumé un pétard, les langues et les corps se délient et se déploient. Un plan séquence et crépusculaire suit une Haemi dénudée dansant sur la musique de Miles Davis pour Ascenseur pour l'échafaud, créant outre une rime interne au film de plus par rapport à un dialogue et une danse précédents, une nouvelle strate intertextuelle. Suite à ce plan éblouissant et une remarque dépitée de Jong-soo, Haemi disparaît et le film entre dans sa deuxième partie, affichant au grand jour tout ce qui se tramait en sourdine depuis le début : la romance métaphysique débouche sur un thriller qu se dérobe, le rythme s'accélère comme le pouls, comme si le film était sous l'emprise du pétard que les personnages avaient partagé. A un premier jeu cruel mais presque innocent se substitue un autre, bien plus monstrueux même s'il n'est jamais parfaitement élucidé, mais dans l'esprit de Jong-soo comme dans le notre, tout est toujours suspect et sujet à reformulation.
La serre et le puits
Car autour de Jong-soo et Haemi gravite depuis le deuxième quart du film un troisième personnage aussi mystérieux qu'immédiatement antipathique, Ben. Et si le trio amoureux qui s'ébauche évoque un Jules et Jim perverti, la suite du film tourne plus au Hitchcock de "Vertigo" ou au Antonioni de "l'Avventura", la disparition soudaine et inexplicable de Haemi laissant son empreinte fantomatique sur le reste du récit. Présente seulement en souvenirs, qu'ils soient réels ou moins certains, on s'attend à chaque instant qu'elle réapparaisse aussi brutalement qu'elle s'est évanouie, telle une Laura chez Preminger. Mais le film étant une adaptation de Murakami lui-même inspiré par Faulkner (et pour boucler la boucle, Jong-soo est un aspirant écrivain fasciné par Faulkner également), sa résolution prend un tout autre chemin, et pour la comprendre, il faut lire entre les lignes, les strates ou les écrans de fumée disséminés par l'incendiaire qui sommeille en Ben. Le puits dans lequel Haemi prétend être tombée enfant a peut-être existé, mais la chute de la jeune fille est un mensonge certain. La serre qu'a brûlée Ben est introuvable, et pourtant si proche. Là encore, la clé hypothétique de cette énigme se situe dans la superposition de signes et de signifiés, mais surtout dans leur décalage, leur caractère toujours déceptif. Le plan séquence final, miroir déformant de celui qui occupe le centre du film, est aussi terrible qu'éloquent. Mais tout cela a-t-il seulement été ? Ou faut-il seulement oublier que cela n'a jamais existé ?