Si la richesse d'une œuvre d'art dépend de la multiplicité de ses grilles de lectures, alors Canine est une œuvre très riche.
Le dispositif scénique est pourtant très simple. Nous avons un chef de famille. Il a une femme et trois grands enfants d'une vingtaine d'années, un garçon et deux filles. Nous ne connaîtrons jamais le moindre nom ou prénom, ce qui, déjà, pose l'idée que nous sommes dans quelque chose comme une fable ou une allégorie, bref du symbolique et non de la réalité. Ils vivent dans une belle villa avec terrain et piscine, le tout encadré par une haute barrière.
Une propriété dont seul le père a le droit de sortir. Très vite, on comprend que les enfants sont complètement coupés de la réalité extérieure. Les parents se chargent seuls de leur éducation, et d'une éducation très particulière. Si on part du principe que le but d'une éducation est de former des adultes matures, responsables et indépendants, alors ce que pratiquent les parents dans ce film est une anti-éducation. Le principe est clair : rendre leurs enfants les plus dépendants possibles.
Dépendants en particulier de la vision du monde que leur inculquent ces parents. Non seulement les trois jeunes sont coupés du vrai monde extérieur, mais en plus on leur enseigne une réalité toute particulière. La scène d'ouverture est, en cela, très significative. On y entend une cassette censée leur apporter de la connaissance, ici surtout du vocabulaire. Mais, pour chaque mot, la définition est complètement délirante, comme si elle était choisie au hasard. Ainsi, le mot « mer » désigne désormais un fauteuil, et le mot « excursion » est un matériau.
Choix très judicieux lorsque l'on commence un film sur la soumission. Parce que c'est bien de cela dont il s'agit. Et le langage est un incroyable instrument de soumission. Rien de mieux, pour soumettre un peuple, que de lui inculquer un langage particulier. Le langage que l'on emploie façonne la vision du monde. Utiliser un langage vide de sens signifie que l'on ne peut pas avoir les bons référents culturels et intellectuels. C'est le meilleur moyen pour créer un peuple déconnecté de la réalité.


Ainsi donc, la première, et la plus flagrante, des grilles de lecture du film est politique. Canine est un film sur le totalitarisme. La propriété entourée de sa barrière est une figuration d'un état coupé du monde par son dirigeant pour qu'il puisse y faire tout ce qui lui plaît. Du coup, il ne s'en prive pas, et impose des règles complètement absurdes et une vision du monde invraisemblable qui est gobée facilement par des enfants n'ayant jamais connu d'autre réalité. Lorsqu'il affirme que leur mère est enceinte de deux jumeaux et d'un chien, personne ne bronche parce que dans l'univers implanté en eux par le régime patriarcal, c'est parfaitement plausible.
Le but est, bien entendu, d'exercer un contrôle total et absolu sur ces trois jeunes. D'où la nécessité de mensonges et de mises en scènes parfois dramatiques. La fiction d'un frère fantôme, qui vivrait de l'autre côté de la barrière et qui s'y serait fait déchiqueter par un chat (parce que les chats sont des monstres féroces qui se gavent de chair humaine) n'a qu'un seul but : imposer la peur qui les empêchera de sortir, tout en créant le mythe d'un ennemi mortel qui les menacerait de toute part (la création d'un ennemi imaginaire est caractéristique des régimes totalitaires, ou de ceux qui sont en train de le devenir).
L'autre forme de soumission, plus insidieuse, est d'ordre sexuel. Les personnages du film sont très sexualisés, surtout les trois jeunes. Les cadrages y sont souvent pour beaucoup : la caméra filme surtout la partie basse du corps, les jambes nues, les fesses, etc. Et la sexualité, ou des actes fortement sexualisés, est utilisée pour établir une sorte de hiérarchie au sein de la famille. Il faut voir, par exemple, la pratique du léchage, utilisé comme monnaie d'échange lorsque l'on veut obtenir quelque chose. « J'ai quelque chose à te donner, mais en échange tu dois me lécher ». Léchages que, dans leur « innocence », les jeunes pratiquent au début sur n'importe quelle partie du corps (l'épaule, par exemple), avant d'en découvrir petit à petit la fonction plus spécifiquement érotique.
Cette sexualisation des personnages entraîne une hiérarchie au sein de la famille, le père supérieur à sa femme, le garçon par rapport aux filles. Il s'agit ici de mettre en pratique la vision du monde développée dans les films porno que le père regarde, films qui imposent la domination exclusivement masculine, les filles étant réduite à de simples corps.
Il y a ainsi une violence des rapports entre les personnages qui va se développer. Renfermés sur eux-mêmes, stimulés par une compétition permanente (encore quelque chose de très politique, cela. Une compétition libre et non faussée ?), les trois enfants vont se déchirer pour la possession d'un avion ou le gain d'un autocollant.


Ce qui est intéressant, voire passionnant, c'est que le film ne se limite pas à cette seule lecture politique. On peut y voir de nombreuses autres choses. Ainsi, il y a de nombreuses références cinématographiques. Pas n'importe quel cinéma : des répliques de Rocky ou des Dents de la mer, par exemple. Le père mise beaucoup sur la mise en scène également pour impressionner ses enfants et renforcer leur soumission. Il y a clairement ici quelque chose en lien avec le cinéma. Le cinéma comme outil de soumission, comme agent de transmission d'une idéologie.
Ce qui est intéressant, c'est que les références au cinéma sont systématiquement liées à la violence. La violence du boxeur battu par son adversaire. La violence du requin qui attaque ses victimes. Le faux sang dont le père se macule allégrement pour soutenir sa fiction. Et même la violence de la représentation des actes sexuels dans le cinéma porno. Canine devient ainsi un film sur le cinéma également, sur un certain cinéma qui, comme les mensonges parentaux,impose sa vision faussée de la réalité.
Il y a sûrement bien d'autres choses encore dans ce film. On pourrait parler, par exemple, d'une attaque en règle contre la sacro-sainte famille, dans un pays où la religion orthodoxe continue à imposer un modèle patriarcal.
Décidément un bien grand film.

SanFelice
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le 7 févr. 2018

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