Carnet de notes sur vêtements et villes, puis-je vous aider ?
Carnet de notes sur vêtements et villes, puis-je vous aider ?
« On habite n'importe où, on fait n'importe quel travail, on parle n'importe comment, on mange n'importe quoi, on s'habille n'importe comment, on regarde n'importe quelles images, on vit n'importe comment, on est n'importe qui. L'identité d'une personne, d'une chose, d'un lieu. L'identité, le mot lui-même me donne le frisson. Il respire le calme, le confort, la satisfaction... L'identité, c'est quoi ? Connaître sa place, sa propre valeur, savoir qui on est ? Comment ça se voit l'identité ? On fabrique une image de soi-même, on essaie de lui ressembler. C'est ça l'identité ? L'accord entre l'image que nous donnons et nous-mêmes ? C'est qui, nous-mêmes ? Nous habitons des villes, les villes habitent en nous. Le temps passe. Nous déménageons d'une ville à l'autre, d'un pays à l'autre, nous changeons de langue, d'habitudes, d'avis, d'habits, nous changeons tout. »
Tout change. Et vite. Sony Video 8, immeuble Sharp. Les images changent très vite, et se multiplient à toute vitesse, depuis l'explosion du format électronique, Pentax, Blaupunkt, la photographie est remplacée. On lui faisait confiance, mais maintenant ? Avant, il y avait l'original, en peinture aussi, les copies, le vrai, le faux, l'unique, la série. Tout s'est compliqué, l'original est devenu négatif, chaque copie détient l'origine, mais le digital a tout dévasté, tout dépassé, l'arbitraire distingue, les grues, les routes, les cieux, la parole, pas étonnant que tout soit dans un triste état, Sony, la bourse, le climat, rien ne se distingue, tout de même, on est au Japon là, il y a des ronds rouges sur les murs ! Tout est out, tout est in, Citroën à 3,6 L, la mode est en vogue, l'instant pur, voué à l'oubli. Seat dans le nuage blanc, contradiction des duplications, Pompidou, Satie, Motel, Seeri, Fiat, les façades des immeubles recouverts de verdure peinte, au-dessus des autoroutes fuites, Data General, la mode, le monde, la mode du monde, comment se défendre des industries, elles te font naviguer et choisir tes options de vie, elles y prétendent oui. Alors Wenders veut rencontrer quelqu'un à Tokyo.
Les baraques s'empilent comme des Legos, un jogger passe sous le périphérique, sur fond d'acccordéon, c'est creux, c'est triste, c'est calme, c'est plat, c'est Nec. Ici aussi, on se promène jour après jour, par curiosité, Yohji Yamamoto aime toutes les grandes villes. Il aime la sensation d'irresponsabilité, d'être ici ou ailleurs, l'air frais et dur qui pique les joues, le billard, un habit neuf, et vieux à la fois, se sentir protégé par une coupe, une chemise, une matière, quelle étrange sensation. Habiller voudrait dire penser aux gens, les rencontrer, leur parler, savoir ce qu'ils pensent, ce qu'ils font, alors pouvoir les vêtir en conséquence. La mire souligne qu'il a chanté la même chanson depuis si longtemps, il faut quitter l'écran, il ne veut plus se sentir responsable envers eux, les gens, accumulés derrière la craie de Beaubourg qui s'étale, ça semble être l'automne, non l'hiver, un enfant passe avec un bonnet blanc, dans le bureau de Yohji, des images collées au mur, Bob Marley, des soeurs en méditation, un gosse fouillant une poubelle bleue, le livre Hommes du 20 ème siècle d'August Sander. Il admire tous ces visages qui conviennent, et leurs habits avec, aux fonctions qui sont les leurs. Un gitan a l'air perdu, la main dans la poche, une montgolfière en rase motte, la jeunesse s'est convertie au base-ball. Il pense pour des corps européens, mais il faudra s'adapter, et réajuster pour le marché intérieur, les proportions sont si différentes, il faut commencer par les formes, le tissu, comme les bobines, la texture d'une image, le contenant, ça exige toute une hiérarchie, le toucher prédomine, reculer, regarder, se rapprocher, consommation de l'instant, le fluide et le solide, le fugitif et le stable, le périssable et le permanent, être toujours neuf, inédit, et classique, comme un monstre qui mord des langages opposés, la camera semble en phase avec ce qu'est la mode, son caractère périssable, une petite Eyemo qui sait ce qu'est le soir tombant, le jour levant, les robes à découper, les étoffes noires, il n'y a que textures partout, une cohorte d'apparences, qui se bousculent et font le tumulte des temps. Parfois, il faut trouver la conclusion des couleurs, et à force de tout mélanger, ne reste que le noir. Alors il faut tout jeter à l'eau et oublier cette sorte d'hystérie qui s'empare de soi. Sur le pont des arts, dans le brouhaha du défilé et la cour carrée du Louvre, les cigarettes et le regard placide, le concepteur attend. Les essayages sont finis, il faut défiler, course au chiffre d'affaires, il n'y a pas de numéro deux ici, comment concilier les affaires et le respect, le secret est dans la mise au point des idées, comme penser à couper un vêtement par exemple. Il n'a pas peur qu'on lui vole son langage ? « Non, personne ne peut faire ça.. » Sa mère était couturière, il n'y avait que des vêtements partout et il détestait ça, son père est mort à la guerre, contre sa volonté, ses amis finirent en Sibérie. Il n'y a pas d'après-guerre pour lui, juste une impression décousue de flotter, peut-être la continuation des choses par d'autres moyens. Yamamoto signifie au pied de la montagne en japonais, tout devrait être asymétrique pour lui, quand tout est symétrie, la laideur apparaît, il faut alors détruire, un peu...
Le langage des jeux électroniques serait mythe aussi, la ville de Tokyo était une image elle-même, digitale peut-être, si tu t'arrêtes une fois, tu es fini. Toute femme qui porte des talons hauts, des bas de soie, a l'air dure et terrible, il le pense, et il ne peux rien pour elle. Une profession particulière, feuilleter des photos, en chemise toujours blanche, affairé à revoir des angles, des points de présence, la courbe des esquisses annonçant un nouveau paraître, un écrin pour l'apparaître. Comment on coupe une épaule, une manche, les fronces d'une chemise ? Des centaines d'heures à couper, à toucher, à remodeler le contenant, en artisan du léger. Prêt-à-porter, c'est faire quelque chose de concentré et d'agréable, à travers le temps qui passe et qui s'oublie, couper des patrons, faire des essayages, un casting du soir, des aiguilles à planter, éviter l'imitation de soi, la prison d'un style surligné, devenir le gardien et non l'emprisonné du style, en scrutant le col du manteau de Sartre, sur un cliché de Bresson. Où sont les vrais gens qui portent la réalité ? Qui ne consomment pas des vêtements ? C'est ça qu'il cherche.
Le beau manteau, c'est celui dont tu as besoin pour ne pas mourir de froid. Le véritable toucher ça veut dire du temps, le coton est en vie, il met dix ans à prendre un air qui aille. Et pourtant rien ne commence, tout est déjà contenu là, sur la Seine, derrière toutes les marques. Tout ça pour leur dire : « puis-je-vous aider ? »