Dans chaque famille, on peut humer l’odeur du mystère, sans que cela ne suinte la rancœur de l’oubli. Avec Carré 35, documentaire intimiste, Éric Caravaca fait l’autopsie d’une mémoire familiale qui dissimule un passé tout sauf idyllique. Ne prenant jamais la place du procureur de la morale, c’est avec bienveillance et empathie qu’il rend hommage à sa défunte petite sœur, partie bien trop tôt.
Souvent, dans l’acte même de vouloir mettre en place un documentaire, dans cette volonté de coller à une réalité qui nous est proche, il y a une part de soi-même qui s’évanouit dans les méandres de ces images. Dans Carré 35, Éric Caravaca va même au-delà de ce postulat et parle directement de sa famille : le centre du sujet est la mort de sa sœur, Christine, qu’il n’a jamais connue, car décédée bien trop tôt dans le berceau. Chez les Caravaca, cet événement semble derrière eux, aucune photo de cette fille orne les murs de la maison parentale. La mère a « tout brûlé ». Selon le père, « on ne peut revenir dessus ».
Mais alors, pourquoi autant de mystère ? C’est ce que le cinéaste va essayer de nous faire comprendre dans un documentaire lui servant presque de récit initiatique et ressemblera à une enquête policière sur le déni humain. Dans une pudeur qui ne fait que saluer la beauté du projet, les images d’archives appuient la logique même de l’argumentaire qui l’emmènera de la région parisienne à Casablanca, les face-à-face caméra se veulent simples, préférant mettre le fond de cet oubli familial au cœur de Carré 35.
Mais de prime abord, à vouloir raviver les fantômes du passé, Éric Caravaca aurait très bien pu grossir la portée émotionnelle de cette perte, témoigner d’une sensation vengeresse face aux non-dits : le réalisateur évite tous ces écueils. On le ressent dans sa démarche, notamment lorsqu’il interroge les membres de sa famille, qu’il y a deux versants dans lesquels avance cette recherche : le pourquoi de cet oubli et l’émotion intime quant à ce pourquoi. Même s’il s’implique personnellement dans le questionnement face au déni de certains, surtout celui de sa mère, il ne juge pas. Il observe, avec empathie et non mépris, le parcours d’une famille et avant tout celui d’un couple heureux, qui vivra des heures difficiles.
Au gré des recherches et des trouvailles, il découvrira que sa sœur était atteinte de trisomie 21. Derrière cette quête de vérité, qui verra se mettre à nu l’émotion inconsciente d’une mère aimante et d’un père bafouillant ses mots durant ses derniers jours, le documentaire prendra une tournure autre, parlant tout autant de la symbiose d’une famille que d’un propos sur la tolérance.
Carré 35 n’est pas synonyme de culpabilité ou de rédemption mais est juste un apprivoisement du regard, un travail sur l’image et sur l’absence d’image, une investigation qui fait parler les images plutôt que le silence, et une réflexion autant sociale qu’historique sur les choix personnels menant à la douleur et la tristesse, même si les analogies parfois politiques s’avèrent alambiquées. Éric Caravaca ne nous joue pas la partition du fils qui demande à sa famille de rendre des comptes à ses parents. Les images, les mots choisis, le rythme, l’argumentaire aussi modéré qu’ému, cette détresse inconsciente permet au métrage de s’épanouir dans sa requête.
Mais alors que la légèreté des images s’additionne à la terrible vérité des réponses qui pleuvent comme les larmes sur les joues des protagonistes, Carré 35 comprend que la genèse d’un tel travail a aussi pour objectif de rassembler, que le souvenir a toujours plus d’impact sur nous-mêmes que le vestige d’une simple photo, tout en comprenant la puissance mémorielle des images. C’est en ce sens qu’il filme les dernières minutes, heures de son père quasiment défunt sur son lit d’hôpital : comme pour montrer qu’une trace, une marque du présent est toujours mieux qu’un souvenir dissimulé. Fine et douce, est l’émotion qui voit une mère se rendre alors sur la tombe d’une fille disparue et aimée de tous.