Réminiscence fragile des vestiges d'une époque

Quand il s'agit de parler de cinéma Chinois ou même plus largement de cinéma Sinophone, les première images qui viennent en tête ne sont que rarement celle du cinéma de Shanghai d'une époque où la Chine n'avait pas du tout la configuration que l'on connaît aujourd'hui. La république n'était pas encore populaire c'est dire...
Si je commence ma bafouille avec cette remarque c'est qu'il y a un état de fait qui apparaît régulièrement au spectateur dans 阮玲玉 [Center Stage] notamment quand il s'agit de mentionner la filmographie de l'actrice 阮玲玉 [Ruan Lingyu]. En effet à de nombreuse occasions sont répétés des caractères indiquant que « Ce film [abordé dans la scène] a disparu ». Une réalité se fait alors ressentir : une bien petite partie de la production de films Sinophones de cette époque demeurent encore trouvable au moment où 關錦鵬 [Stanley Kwan] réalise ce film. De même une des dernières scène du film compare la reconstitution pour Center Stage du studio de la Lianhua de l'époque avec les images de quelques débris qu'il restait en 1991 à Shanghai au moment où Center Stage a été tourné. Ce moment quand j'ai vu le film pour la première fois a achevé de me frapper, alors je me suis dis que je n'avait pas à faire à un « simple » film mais à quelque chose de l'ordre de la réminiscence.


Cette réminiscence s'exprime largement par l'aspect méta du film. A mon avis cela donne à Stanley Kwan une certaine honnêteté dans son approche, allant jusqu'à cette toute fin où il mélange éléments de tournages et fiction, le réalisateur se montrant au détour d'une scène en train de faire travailler l'interprétation des acteurs et reconnaissant une partie totalement fictionnelle dans cette histoire malgré le conséquent travail de recherche que l'on peut observer tout le long de la partie « d'enquête » du film.


En effet tout une partie de Center Stage consiste à montrer Stanley Kwan avec ses acteurs principaux en train de discuter de la période durant laquelle Ruan Lingyu a marqué le cinéma de Chine Républicaine et de ses dernières traces objectives. Des photos, des archives et des témoignages d'acteurs qui ont vécu cette période. Par exemple Stanley Kwan nous donne à voir les regrets et questionnement qu'il éprouve face à la dernière interview d'un 孙瑜 [Sun Yu] au crépuscule de sa vie, alors qu'il n'est plus vraiment en capacité de s'étendre sur l'époque où il était réalisateur, ayant souffert du temps et de la révolution culturelle. En fait je trouve que cette partie « d'enquête » est presque plus passionnante que la partie fictionnelle occupant le reste du film. Voir à quel point il ne reste que peu de cette époque : ses acteurs, actrices, réalisateurs et bien sûr ses films.
Comme en plus une bonne partie du film a comme point central le suicide de Ruan Lingyu à 25 ans, tout cela mène naturellement à une question forte sur les traces que le cinéma laisse ou ne laisse pas, avec cette belle scène de dialogue entre le réalisateur et les acteurs de ce film où ils s'imaginent ce qu'il restera d'eux et des films dans lesquels ils jouent.
Dans cette logique vient aussi dans le film une question tragique moralement : -à l'image de 李振藩 [Bruce Lee]- n'est-ce pas la mort de Ruan Lingyu alors qu'elle était une icône au sommet de sa gloire qui fait qu'elle est devenue la figure dont on se souvient le mieux du cinéma Sinophone de son époque ?


Ainsi cette partie « d'enquête » méta de Center Stage vis à vis de ce monde pas forcément si lointain et pourtant dont il ne reste déjà que des ruines me semble en soi véritablement bouleversante. Quelque part cela crée un jeu avec la partie fictionnelle qui apparaît comme un bel écho, une belle interprétation de cette Histoire -et des débats et zones d'ombres qui l'entourent- par le biais de la fiction.


Une belle résurrection le temps de ces 2h30 en somme qui non content de raviver la figure de Ruan Lingyu ravive tout une époque fascinante du cinéma Sinophone.
Cela d'autant mieux que concernant la partie fiction le film a pour lui l’interprétation de Ruan Lingyu par 張曼玉 [Maggie Cheung]. En effet moi qui aime Maggie je suis servi. Elle porte quasi littéralement ma suspension d'incrédulité de la partie fiction de ce film sur ses sublimes épaules. Au delà de certains moments dialogués (la scène presque obligée de foule), c'est son jeu dans des scènes où elle laisse éclater sa souffrance de manière quasi muette qui me fait réellement sentir son mal-être comme une indicible lame de fond qui traverse cette actrice jusqu'aux moments déchirants où cela explose car elle n'arrive plus à l'enfouir, comme cette scène où elle doit tourner le climax de 新女性 [Nouvelle Femme]. Je cite cette scène car elle permet aussi d'aborder sa dynamique de duo qui fait particulièrement mouche, avec un 梁家輝 [Tony Leung Ka-Fai] jouant tout en retenue le réalisateur Cai Chusheng un peu perdu face à cette femme et qui ne se laisse aller à éclater ses sentiments pour elle que trop tard. Je ne pleure pas beaucoup devant des films mais ces deux scènes me laissent dévasté (dans le même état que Cai Chusheng à la fin de cette histoire en somme).


De plus à mon avis le discours du film sur la personnalité et la condition de Ruan Lingyu est très travaillé (plus qu'on ne peut l'imaginer au premier abord). Par exemple elle est montrée comme un simple objet de transaction économique entre deux hommes durant la mise en scène du divorce. En effet elle ne peut divorcer que parce que 唐季珊 [Tang Jishan] le lui paye, mais ainsi il achète littéralement Ruan Lingyu. Cela la presse à scandale le jugera d'un mauvais œil mais si Ruan Lingyu est réduite à faire ceci c'est bien car c'est le seul moyen pour elle de se séparer d'un autre homme dont elle ne veut plus. Ainsi on voit toute l'ironie tragique de la situation de « tutelle » de Ruan Lingyu où avant de pouvoir se libérer d'un homme elle doit d'abord dépendre d'un autre. Une dépendance économique parce qu'elle a une dette envers lui et lui ne paye pas ses frais de divorce pour rien. Il est intéressant de noter que justement le film montre un aspect prude de Ruan Lingyu parce qu'elle refuse d'être trop intime trop vite avec Tang Jishan. En fait cela semble presque une résistance à la dépendance que j'abordais précédemment car elle refuse d'être trop intime trop rapidement comme Tang Jishan semblait l'attendre par ses « investissements ». Quelque part ces scènes font écho au film Nouvelle Femme de 1935 où l’héroïne jouée par Ruan Lingyu refuse le mariage et la dot qui y est associé car elle compare cela à une forme de prostitution à vie.
De plus elle a un rapport ambigu avec Tang Jishan. D'un côté elle flirte avec lui alors qu'il est un homme marié, mais aussi elle a des sentiments pour un autre homme en parallèle (donc quelque part, malgré un aspect prude elle transgresse tout de même les bonnes mœurs de sa société et cela la presse à scandale bigotte ne le laissera pas passer). D'un autre côté quand elle vit concrètement avec Tang Jishan, même si elle répète ne pas lui en vouloir au moment de son suicide, pour autant Stanley Kwan ne montre que peu de scènes de passion, voire pire, une des scènes de leur vie commune est littéralement un parallèle bien trouvé (par le biais de la répétition d'une scène qu'elle doit jouer) avec le film 神女 [La Divine] où le personnage principal se prostitue par besoin d'améliorer sa condition et celle de son enfant mais essaye tout de même par le biais de petits gestes de garder la face et ce qu'elle peut de dignité.


Ainsi dans la vision de Stanley Kwan, Ruan Lingyu aimerait avoir le courage des figures qui l'inspirent et qu'elle incarne dans les films engagés qui font écho à sa vie, elle en a même un besoin vital pour elle qui se débat comme elle peut dans cette société. Sauf que vient vite le moment où elle ne peut plus, elle n'y arrive plus, sa condition est juste trop lourde à porter pour elle, trop humaine pour tenir face aux pressions de cette société dans laquelle elle vit. C'est aussi ce qui rend à mon avis dans Center Stage cette figure profondément tragique.


Ces quelques réflexions un peu basiques mises sur papier dans cette bafouille un peu maladroite me tenaient à cœur car j'aime particulièrement Maggie Cheung (attention scoop!) et j'ai de la sympathie pour le peu que je connais du cinéma de Stanley Kwan (c'est à dire ses films que j'ai réussi à trouver, de 1987 à 1991, autrement dit qu'une petite partie de sa filmographie en fait). Et je trouve que ce mélange entre l'enquête et la reconstitution d'une époque dont il ne reste que si peu est le pinacle de ce que connais de la carrière de Stanley Kwan et un des plus beau pinacle de la carrière de Maggie. Mais en fait la première raison qui m'amène à écrire cette bafouille c'est d'abord pour inciter tout ceux qui aimeront, aiment déjà ou à défaut d'aimer sont intrigué par la résurrection que fait Stanley Kwan des vestiges de cette époque à aller plus loin et chercher ce qu'il reste du cinéma de Chine Républicaine des années contemporaines de Ruan Lingyu. Car les films et figures de l'industrie Sinophone de cette époque ont des aspects passionnants qui ne méritent définitivement pas l'oubli et c'est probablement cela que Center Stage raconte le mieux (Et grâce à la chaîne Modern Chinese Cultural Studies certains de ces films sont trouvable gratuitement avec des sous titres anglais sur youtube en plus).

Noe_G

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