Comment regarder un film aussi juste, et aussi dur que "Ceux qui travaillent", quand on a soi-même eu un parcours professionnel de cadre, qu'on a été (et reste) soutien d'une famille, et qu'arrive forcément le temps des doutes et des questionnements ? On remercie le destin de ne nous avoir jamais mis en face d'un choix aussi impossible que celui qui conduit Frank (Olivier Gourmet, toujours très bon, est ici proche du sublime en retranchant, épurant encore son jeu) à la faute. Au péché contre l'humanité. On se réconforte un peu en se disant que, non, bien sûr, on n'aurait pas agi comme lui : mais on réalise aussi que c'est peut-être bien parce que son enfance, magistralement résumée en deux anecdotes clés, a été bien plus impitoyable que la nôtre. Et que sa personnalité - que la jeune consultante qualifie "d'objective", - le rend à peu près incapable d'empathie : parfait soldat dans la guerre économique sans pitié que se livrent les entreprises de logistique, Frank aurait, on l'imagine bien, été aussi un parfait petit soldat dans l'une de ces machines hyper efficaces d'extermination massive que le XXe siècle a connu.


Mais là où le premier film de Russbach fait vraiment mal, c'est paradoxalement lorsqu'il ausculte la famille bourgeoise contemporaine, accrochée à ses téléphones portables et sa paresse de classe : lorsqu'au sortir d'un concert pitoyable où il dévoile sa terrible vacuité intellectuelle, le plus jeune fils met son père en demeure de maintenir son niveau de vie, le père de famille en nous agrippe les accoudoirs de son siège pour ne pas hurler. Il nous faut alors nous raccrocher au regard plein d'admiration et d'amour de la petite fille pour son "héros" de père pour retrouver un peu de "sens de la vie", tout en sachant bien la lâcheté de cette illusion d'un amour enfantin éternel.


Si "Ceux qui travaillent" s'égare un temps sur le terrain plus convenu de la recherche vaine d'emploi, et nous laisse même craindre un remake de l'affaire Romand, contexte suisse aidant, Russbach rattrape brillamment son film lors d'une dernière partie magistrale. Assumant sa soumission envers les lois du capital, sa propension à l'abjection et son destin de porteur du poids du monde, Frank signe un nouveau contrat où il vend une dernière fois - définitivement - son âme pour garder sa Porsche Cayenne et sa famille de monstres. C'est là une fin très très noire, qui nous fait donc frissonner, a posteriori : quel choix aurions nous fait nous-même, dans la même situation ?


Grâce à une image glacée, des dialogues parfaitement dosés, sans une seule note de musique (une bénédiction en soi !), et grâce bien entendu à son acteur dont il capte la moindre vibration, Russbach met formidablement en scène l'engourdissement du monde dans cet enfer de confort et d'inhumanité.


[Critique écrite en 2019]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/10/01/ceux-qui-travaillent-dantoine-russbach-lenfer-du-confort-et-de-linhumanite/

EricDebarnot
7
Écrit par

Créée

le 29 sept. 2019

Critique lue 2.9K fois

37 j'aime

1 commentaire

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 2.9K fois

37
1

D'autres avis sur Ceux qui travaillent

Ceux qui travaillent
EricDebarnot
7

Père de famille

Comment regarder un film aussi juste, et aussi dur que "Ceux qui travaillent", quand on a soi-même eu un parcours professionnel de cadre, qu'on a été (et reste) soutien d'une famille, et qu'arrive...

le 29 sept. 2019

37 j'aime

1

Ceux qui travaillent
Michel_Vaillant
3

Celui qui s'ennuie

Mais quel enfer... Et pourtant les intentions étaient bonnes, à savoir toucher à l'universel de la violence et l'aliénation au travail, cette fois en s'intéressant à un cadre et sans les gros sabots...

le 29 sept. 2019

16 j'aime

3

Ceux qui travaillent
limma
7

Critique de Ceux qui travaillent par limma

Ceux qui travaillent opte pour le contexte banal mais non moins féroce du milieu professionnel, et on pense à Stépane Brizé et à ses personnages mutiques et aux destinées désespérées, de La loi du...

le 19 nov. 2019

16 j'aime

3

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

205 j'aime

152

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

191 j'aime

115

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

190 j'aime

25