L'histoire commence en Italie, baignée par la lumière dorée de Florence. Cette lumière inonde les visages et les lieux, des intérieurs calfeutrés, des chambres avec vue, jusqu'aux extérieurs, et aux splendeurs de la ville. Et on retrouve cette lumière, avec toutes les nuances, de l'ocre au sépia, jusque dans les verts les plus profonds de la campagne anglaise, comme si l'insouciance du Sud parvenait à s'installer au sein de la très victorienne et très guindée Angleterre ...
... ou bien comme si, à partir d'un roman très anglais, un (génial) réalisateur américain (à moitié français en fait) et sa (géniale) scénariste indienne (en fait allemande, mariée avec un Indien, finalement américaine ...) avait composé un film encore plus anglais qu'anglais.
Tout en respectant les convenances, à l'excès même (surtout ne rien faire devant un tiers), l'histoire se joue évidemment des convenances. Et l'interprétation d'Helena Bonham Carter, à la fois crispée, boudeuse et prête à exploser de rire, toute en retenue affichée, voire outrée, et en attente ouverte et si peu conventionnelle, traduit parfaitement ce renversement ambigu et magnifique.
La crispation britannique, si bien rendue, et qui perdure bien au-delà de l'ère victorienne, ne renvoie nullement à des règles morales mais exclusivement à un code social - toujours ces apparences à préserver, pour les femmes surtout (mais l'esquisse de baiser de daniel Day-Lewis à Helena Bonham Carter montre bien que les blocages valent pour les deux sexes) - et que ce monde est prêt, avec un minimum de formes, à tous les excès, sans s'encombrer des oripeaux de la morale. En témoigne notamment l'étonnante scène du bain des trois hommes, dont les témoins involontaires seront finalement moins choqués que sincèrement amusés. Comme le spectateur du film, en fait ...
En incarnation de cette "libération féminine" (mais sans aucune théorie formelle bien lourde), Helena Bonham Carter (avec alors un physique étonnamment enfantin), de ses errances dans Florence (le bas bleu de sa robe dans la lumière dorée de la grande place ...) à ses multiples petits mensonges (mais elle-même n'est sans doute jamais dupe) dans l'ambiance feutrée du cottage, est parfaite.
A côté d'elle, autour d'elle plutôt, Julian Sands et Daniel Day, en grands dadais dissymétriques, lui apportent le meilleur des contrepoints. Et la scène où Julian Sands, suspendu au haut d'un olivier brinquebalant, se met à hurler - "beauty, liberty ..." est assez inoubliable.
Au reste tous les comédiens, anglais évidemment, sont excellents - Simon Callow, comme toujours (ici en clergyman très approximatif, en satyreau paien dodu fuyant dans la forêt après le bain collectif), le duo appelé à se reformer composé par Maggie Smith (à laquelle je ne peux pas m'empêcher de trouver une forte ressemblance avec ... l'acteur français Jean Martin) et Dame Judy Dench, Rosemary Leach, Rupert Graves (en frère déluré), Patrick Godfrey ...
... Avec une mention spéciale pour Denholm Elliott, en Deus in machina - en diable presque, mais bien innocent, seulement soucieux d'une harmonie naturelle (libérée donc) entre les êtres. Je me demande même si son patronyme dans le film - Emerson (on ne connaît pas son prénom) - n'est pas une allusion au grand ralph Waldo Emerson, philosophe écologiste avant l'heure, partisan d'un retour civilisé à l'ordre naturel - d'autant plus que le seul objet que le personnage tient à emporter à la fin du film, lors de son départ du cottage, est un ouvrage de ... Thoreau.
Il n'y a aucun pathos dans Chambre avec vue, encore moins de drame (Daniel Day-Lewis, retourne chez lui, tel qu'en lui-même), aucune théorie appuyée, à peine un élan romantique (totalement retenu, sans aucun lyrisme, aucune effusion) - aucun excès apparent, même si le récit, et sa "morale" au bout du compte sont assurément dans l'excès et la subversion. Toute la finesse, toute la subtilité, tout le génie en un mot d'Ivory sont là ...
... avec, sans qu'il soit utile d'insister, toutes les trouvailles de réalisation, les petits panneaux à l'ancienne permettant de rebondir de scène en scène et de donner un rythme sautillant au montage, l'excellente BO, la splendeur de la photographie.
On conclura en revenant au titre - aussi fin qu'ambigu, poétique aussi, et peut-être même meilleur que le titre du roman original. Chambre avec vue, vue sur Florence et sur l'Arno sans doute, mais sur l'autre surtout.