Chien enragé a tout du film noir, d’un polar sombre dont la trame n’est pas faite pour surprendre, puisqu’elle consiste à restituer la traque d’un malfaiteur à travers une enquête minutieuse, le tout sous la fournaise d’une ville harassée.
Il est cependant impressionnant de constater à quel point Kurosawa va greffer sur ce canevas un nombre impressionnant de thèmes, épaississant progressivement son film de couches supplémentaires.
Le parcours du personnage principal est d’emblée complexifié par sa responsabilité dans les crimes de celui qu’il pourchasse, puisqu’il agit avec son pistolet qu’on lui a dérobé. L’implication de son affect, tout comme celui de tous les personnages qu’il questionne, comme la petite amie qui aurait motivé les larcins par son désir d’une robe vue dans une vitrine, établit un climat assez proche de Dostoïevski ou de Tchekhov, où la culpabilité se répand comme une gangrène et paralyse les personnages. Toujours en empathie avec eux Kurosawa offre à son flic torturé un partenaire âgé qui distille avec sagesse un recul bienveillant sur le monde. Cet humanisme n’a rien de didactique, et se distille toujours à travers le regard du cinéaste : des enfants qui dorment dans leur chambre sous le regard ému des adultes, un veuf arrachant les plants de tomates de sa défunte épouse, les cadrages d’une ville dont le ciel lourd promet des orages rédempteurs, des corps de danseuses perlés de sueur et une attention aigue portée aux visages.
A cette dimension intime répond en outre une ambition clairement documentaire, qui tente de circonscrire avec une acuité proche des néoréalistes italiens l’état de la société japonaise au sortir de la deuxième guerre mondiale. Américanisée (le cabaret, le baseball), traumatisée, elle occasionne des échanges sereins sur « l’après-guerre » (étonnamment en français dans les échanges) et sur le choix imposé aux citoyens : le crime ou la loi.
La culpabilité individuelle, la transition collective : on en oublierait presque qu’il s’agissait d’un polar, ce que Kurosawa nous rappelle lors de belles séquences : la traque dans un stade bondé de 50000 personnes, le duel final dans les herbes d’un terrain vague qui semble une vision contemporaine et forcément décatie de celui qui clôturait La Légende du Grand Judo, et surtout la scène du téléphone. Superbement construite, distribuant ses protagonistes dans un espace ultra codifié (les pas dans l’escalier, la cabine de téléphone, l’interlocuteur impuissant à l’autre bout de la ligne, la pluie diluvienne au dehors…) elle annonce Hitchcock et surtout De Palma par sa dilatation temporelle au service d’une esthétique de l’apogée.
Film d’une densité édifiante, Chien enragé établit avec brio l’étendue du talent de son réalisateur, épaulé par son comédien Toshiro Mifune ; ceux-ci ne sont encore qu’à l’aube de leur fructueuse collaboration.

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Sergent_Pepper
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le 12 janv. 2015

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