Une fois de plus, comme dans L'Ange Ivre, Kurosawa prend le prétexte d'une histoire policière pour dresser un portrait de la société japonaise de son époque.
L'histoire, c'est celle du pistolet de Murakami (Mifune). Le jeune policier tout juste intégré s'est fait voler son arme de service. Déprimé et énervé, il se lance dans une enquête qui va avancer de façon logique, chaque séquence lui révélant un nouveau nom qui permet de progresser.
Kurosawa signe ici un vrai film policier, avec de vraies scènes de suspense, comme celle qui se déroule pendant un match de base-ball. Meurtres, courses-poursuites, fusillades : le cinéaste sait s'inspirer de ses modèles américains pour faire un film noir à la nippone.
Ce serait déjà pas mal, mais il y a beaucoup plus. A la différence de L'Ange Ivre, qui se déroulait dans un seul quartier défavorisé, Chien Enragé parcourt différents lieux de la ville. Chaque séquence se tient dans un quartier différent, et Murakami apprend l'existence de tout un monde sous-terrain avec ses codes et ses rites. Quartiers populaires, cabarets, stades, tout y passe. Avec, parfois, de vraies prouesses de mise en scène, comme lorsque Murakami arpente les rues d'un quartier à la recherche d'informations. Les images en surimpression font penser à certains films muets comme L'Homme à la caméra.


Et puis, Kurosawa, c'est un cinéaste de personnages. On en a la preuve, une fois de plus, dans ce film. Les personnages s'agencent en trois couples.
D'un côté, il y a le couple Murakami-Satô, les deux flics. Murakami pourrait très bien correspond au chien enragé du titre : jeune fougueux, il fonce tête baissée sans trop réfléchir à ce qu'il fait. Trop impulsif, il n'hésite pas à malmener des témoins ou des suspects et du coup n'obtient pas forcément grand chose de leur part. A l'inverse, Satô (Takashi Shimura) apparaît, dans sa première scène, en train de taper la discute avec une suspecte, tranquille : on bavarde, on fume une cigarette autour d'un verre. Plus débonnaire en apparence, il mène son enquête sans en avoir l'air. Il semblerait que Kurosawa, admirateur de Simenon, se soit inspiré de Maigret pour le personnage de Satô : ça paraît logique, tant le policier semble être le cousin nippon du flic à la pipe.
Le second couple, c'est celui qui oppose Murakami à Yusa, le criminel (non, ce n'est pas vraiment un spoil, je ne dévoile rien d'important en donnant son nom). Et là, Kurosawa impose un intéressant jeu de miroir : les deux hommes, de la même génération, ont tous les deux fait la guerre ; lors de leur démobilisation, on leur a volé toutes leurs affaires. C'est là que leur chemin a dévié, l'un d'eux se dirigeant alors vers la criminalité. Mais Murakami l'affirme : à ce moment-là, quand il est revenu à la vie civile sans rien, il a failli devenir un hors-la-loi lui aussi. Il aurait pu être un Yusa également. Les deux hommes sont quasiment des frères, ce que Kurosawa, avec son génie des images, nous montre lors de la scène finale où les deux antagonistes sont couverts d'une boue qui ressemble à leur uniforme, rappel de leur passé commun et de leurs similitudes.
Cette ressemblance permet au réalisateur d'instaurer un débat fort intéressant entre les deux policiers, sur le thème "comment devient-on criminel ?" : est-ce que l'on naît avec des prédispositions à la criminalité, ou est-ce qu'on le devient à cause des circonstances de notre vie ?
Le troisième couple, c'est celui formé par Yusa et Harumi. On ne les voit jamais ensemble, mais ce couple est pourtant essentiel, et le personnage d'Harumi est un des plus réussis et des plus émouvants du film. La jeune femme, qui se rapproche du personnage de femme fatale du cinéma noir américain, fait la femme forte, mais une scène prodigieuse (peut-être la plus belle du film) nous la montre face à sa mère. Et là, on voit comme une petite fille ayant perdu ses repères, complètement déboussolée par une société en mutation rapide.
Car c'est là aussi un des propos du film. Le Japon de cette fin d'année 40 est occupé par les Américains, qui exercent une censure et surtout impose leur mode de vie. Le base-ball, les cabarets, les bandits en mode mafieux : Kurosawa s'inquiète des métamorphoses sociales et des conséquences d'une occidentalisation entamée sous l'ère Meiji et qui éloigne le peuple nippon de ses racines.
Une fois de plus, Kurosawa signe un grand film, avec de vrais beaux personnages, complexes et émouvants, et où la force de la réalisation ajoute toute une atmosphère étouffante et participe au suspense.

SanFelice
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le 23 avr. 2016

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