L’œuvre de Bach est de celles qui, empreintes d’une foi ardente et inébranlable, parviennent à interroger les athées, les agnostiques et autres déistes sur leur rapport au divin. Par ailleurs, le philosophe Emil Cioran déclarait, certes cyniquement mais, j’estime, avec sagacité : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ». La recherche constante d’une voie sacrée s’érige en leitmotiv de son art, une musique qui enjoint à la transcendance. C’est une rigueur céleste qui constitue le cœur de son œuvre musicale, c’est elle qui aspire à lier nos passions au divin.
C’est également cette rigueur que s’évertuent à représenter Danièle Huillet et Jean-Marie Straub au sein de leur merveilleux et singulier Chronik der Anna Magdalena Bach de 1968. Ce film jouit d’une grande justesse historique, le sérieux s’amorçant même en amont du tournage. En effet, le couple de cinéastes entreprend de vastes recherches biographiques sur Bach. Straub et Huillet consultent de nombreux historiens de Bach, musicologues et s’inspirent de l’ouvrage d’Esther Meynell The Little Chronicle of Magdalena Bach de 1925 afin de concevoir un journal fictionnel de la seconde épouse de Bach. Le scénario transpire cette rigueur que s’imposent Straub et Huillet et qu’iels requierent ensuite des spectateur.ice.s. En effet, il appartient aux spectateur.ice.s de consacrer un total sérieux au film. Ceci, afin de bien saisir les ponctuels éléments de la vie de J.S.Bach, contés en voix-off dans un jargon musical souvent exigeant par l’interprète d’Anna Magdalena Bach. Cette voix-off, lectures dudit journal, échafaude la structure narrative de Chronik der Anna Magdalena Bach. Les compositions de Bach se distillent ainsi en échos aux récits biographiques que déclame d’une voiex austère et placide Christiane Lang.
Straub et Huillet s’assujettissent également à cette rigueur dans le choix des différent.e.s interprètes. Iels s’attachent à une démarche que l’on pourrait qualifier de naturaliste. En effet, l’interprète de Bach n’est nul autre que Gustave Leonhardt, notoire claveciniste, considéré par d’aucuns comme l’un des plus grands instrumentistes de son époque. L’interprétation de Leonhardt, froide et distanciée dans le jeu d’acteur, vibrante et spirituelle lorsqu’il s’élance ensuite dans les partitions du grand compositeur, cristallise le cheminement vers le divin qu’opère Bach dans son art. Un passage du rigoureux au céleste qui se présente donc comme motif de Chronik der Anna Magdalena Bach ses nombreuses itérations à différents niveaux le corroborent. La musique orchestrale est jouée par l’ensemble baroque viennois Concentus Musicus Wien et dirigée par son fondateur Nikolaus Harnoncourt. Le Concentus Musicus Wien est un ensemble tributaire du mouvement de l’interprétation musicale informée. Ce mouvement s’efforce à restituer de manière la plus fidèle la musique d’époque ainsi que les intentions des compositeurs. Il se fonde pour ce faire sur de diverses analyses musicologiques et emploie des instruments de l’ère musicale qu’il convient de reconstituer. Le Concentus Musicus Wien épouse ainsi la velléité presque maniaque de précision historique de Huillet et Straub, et livre, dans le sillage du soliste Leonhardt, une prestation musicale de haute volée.
Lorsque l’on s’attarde sur les aspects formels de ce chef d’œuvre, on note qu’ils embrassent avec maestria les volontés des cinéastes ainsi que le cheminement artistique de Bach. Chronik der Anna Magdalena Bach détonne fortement dans l’univers des biopics musicaux, son minimalisme et sa concision contrastant nettement avec le flamboyant et très libre Amadeus de Miloš Foreman ou les expérimentations délirantes de Ken Russel. Ce métrage est dénué des artifices et du caractère romancé des fictions susmentionnées et, grâce à l’ambition de fidélité historique totale, s’approxime de la forme documentaire. Ce rigoureux et cette aspiration au réel se traduisent dans de nombreux plans fixes, fortement composés. Toutefois, en réponse à ces plans fixes, la caméra se déplace parfois avec légèreté afin de signifier cet élan vers le céleste et de faire acte de consécration de la musique de Bach. Cela se manifeste tout particulièrement lorsqu’est interprétée la mystique et vibrante Offrande Musicale, véritable sacrifice que dédie J.S.Bach en fin de vie à Frédéric le Grand de Prusse. De la distanciation que l’on éprouve de prime abord, émane par la suite une puissance spirituelle bouleversante et identifie ainsi les sentiments que peuvent susciter les compositions du grand compositeur aux émotions que parvient à provoquer en nous ce chef d’œuvre cinématographique.
L’austérité initiale et son exigence peuvent en faire une œuvre hermétique, Chronik der Anna Magdalena Bach récompense néanmoins l’engagement des spectateur.ice.s par des élans émouvants, d’un lyrisme mystique indéniable. La rigueur et le mouvement spirituel transcendent avec brio l’œuvre de Bach pour venir se concrétiser sous le régime de la caméra virtuose de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Chronik der Anna Magdalena Bach se révèle ainsi être un hommage sublime et empreint de grâce à l’œuvre de Bach et l’un des plus grands biopics de compositeur que l’histoire du cinéma ait pu offrir.