« Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides. »
J'avertis tout de suite le lecteur que je ne résumerai pas pour lui les multiples démêlés de l'affaire Snowden ou ses diverses implications dans les médias et la géopolitique actuelle. Non pas que je n'en ai pas le courage ou l'envie, non, mais plutôt que j'en suis purement et simplement incapable... Et que la NSA me surveille... Eh oui.. Mais je ne suis pas le seul : vous non plus n'êtes pas épargnés par la menace invisible, inodore, indolore, indicible, insensible et insolente de Big Brother et de son grand œil en permanence braqué sur vous. Aussi abracadabrantesque que finalement dérisoire voire "normal" dans ce monde gouverné et gangréné par le cynisme et la paranoïa, l'ensemble de nos conversations, requêtes, achats et actions sur internet est illégalement volé, analysé et décrypté par les renseignements américains avant d'être stocké au sein d'immenses serveurs disséminés aux quatre coins du globe. Le tout avec la complicité, sinon intentionnelle, du moins forcée, de nos gouvernements et de très nombreuses multi-nationales du secteur de l'informatique, d'internet et des télécommunications (Apple, AOL, Yahoo, Google, pour ne citer qu'eux), finalement moins enclins à protéger la vie privée de leur clients/citoyens que leurs fesses de la montagne d'emmerdes qui leur tomberait dessus le cas échéant... Et c'est là que le bât blesse : qui aujourd'hui pour s'opposer à la surpuissante NSA et au peu de cas qu'elle fait des lois et des réglementations internationales? La justice? Les journalistes? Non. Personne. Pas même ceux qu'on présente comme les grands de ce monde et qui, derrière leurs simagrées et leurs numéros de singes savants, révèlent les fils de leur incompétence et le marionnettiste qui dans l'ombre les actionne dans un jeu aussi secret et pervers que malheureusement comestible pour l'écrasante majorité de l'opinion. Pour paraphraser un humoriste : au-dessus, c'est le soleil.
« Ce village appartient au Château; y habiter ou y passer la nuit c’est en quelque sorte habiter ou passer la nuit au Château. Personne n’en a le droit sans la permission du comte. Cette permission vous ne l’avez pas ou du moins vous ne l’avez pas montrée. »
La puissance du documentaire tient évidemment à la force de son propos, édifiant bien qu'aujourd'hui malheureusement familier, mais surtout à l'impact que lui donne son tenancier, Edward Snowden. Personne c'est lui. Lui et tous les lanceurs d'alertes qui brisent régulièrement l'omertà imposée par la profession et les pieds de ses dirigeants. Citizenfour n'est pas un documentaire d'investigation. Les tenants et les aboutissants, s'ils sont évidemment et éminemment importants, n'importent en effet que peu à la réalisatrice Laura Poitras, qui ne leur octroie qu'une place secondaire derrière la force de conviction et les doutes qui peuvent saisir un homme au seuil de sa condamnation future, et leur préfère plutôt le quotidien et les instants même qui précèdent la divulgation d'un scandale sous forme de bombe médiatique. Les séquences filmées dans la chambre d'hôtel de Snowden à Hong Kong sont à ce titre d'une intensité dramatique et paranoïaque (téléphone sur écoute? Alarme sciemment déclenchée par la NSA?) d'une rare authenticité. On a beau connaître le fin mot de l'histoire (à savoir le séjour à durée limite en Russie), rien n'y fait, on vibre avec les protagoniste de cette histoire de fou sur la même fréquence anxieuse. Voir Snowden passer en quelques heures de l'aplomb presque prétentieux et sentencieux du révolutionnaire en marche, à la peur viscérale de la bête traquée par le diable est une vision glaçante.
Est maintenant venu pour moi le moment d'expliquer le choix de mon titre. Il évoquera pour beaucoup le fourbe Iscariote, l'un des douze apôtres de Jésus Christ, qui vendit d'après certains l’identité de son guide à Ponce Pilate contre la modique somme d'une trentaine de deniers et trahit ainsi le fils de dieu, son ami. Le traître quoi. Mais s'il est vrai que le pauvre Snowden croule sous une pile de chefs d'accusation pour vol et espionnage contre son propre pays haute comme les colonnes de la Maison Blanche et longue comme l'inverse du bras de la liberté, ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Le judas dont il est question ici n'est ni plus ni moins que celui par lequel l'homme en train de dîner épie l'importun qui l'a dérangé. Cette infime ouverture dans un mur ou une porte qui permet à celui qui regarde à travers de voir sans être vu. En l'occurrence, c'est dans l'épaisseur des murs du Château de Kafka qu'est percé l'orifice optique. Ces hautes murailles infranchissables cachant à la vue du monde l'insondable secret de la liberté individuelle et rejetant encore et toujours l'inlassable assaut de la curiosité de l'opinion. Un château relarguant ses responsabilités sur les textes du Patriot-Act et creusant toujours plus profondément le fossé entre la bureaucratie politicienne et le reste de la population.
Car il est bien là le problème. Si Benjamin Franklin prophétisa jadis qu'un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne méritait ni l'une ni l'autre, et finissait par perdre les deux, le problème est aujourd'hui plus retors qu'alors : le peuple, ici, sacrifie beaucoup de sa liberté à son insu et se condamne à l'autocensure. D'où le rôle primordial de ces lanceurs d'alerte, dont font parties des personnalités comme Snowden ou Manning, véritables cyniques grecs des temps modernes, crachant à la face du monde ce que les remparts sombres et irréels du Château nous cachent. Les judas ce sont eux. Et pour qu'un jour ce qui apparait encore comme une chimère soit révélée au grand jour, il ne tient qu'à l'Hydre de se parer de nouvelles têtes et de percer autant de petites ouvertures dans le grand mur du Château.
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