De tous les documentaires de Frederick Wiseman, les 4h30 de City Hall consacrées à la municipalité de Boston entre 2018 et 2019 se rapprochent le plus des 3h20 de Ex Libris - The New York Public Library, occupées à parcourir les couloirs et les salles (de réunion bien sûr) de la troisième plus grande bibliothèque du monde. Indépendamment de leurs durées gargantuesques, le principal point commun réside dans une figure centrale servant de connexion entre toutes les séquences extensives, le directeur Anthony Marx en 2017 animant la plupart des réunions et discussions dans la bibliothèque, le maire Martin Walsh dans le bâtiment municipal et aux quatre coins de la ville.
City Hall appartient en outre à la classe des docus de Wiseman que l'on pourrait qualifier d'interminables, avec beaucoup de superflu qui n'a pas été écumé au montage (alors qu'il s'agit d'un des projets pour lesquels il a collecté le moins d'heures de rushes, paradoxalement). C'est un film qui respire très bien, avec une alternance salvatrice entre les tunnels de discours / réunions où la parole ne cesse jamais et les plans silencieux volés à divers endroits de Boston, dans la rue avec les éboueurs ou dédiés à des éléments architecturaux variés. Mais on se dit à de nombreuses reprises que certaines séquences captées in extenso auraient su grandement tirer profit de coupures pour éliminer un peu de gras, sans pour autant conserver uniquement l'essentiel. Il y avait beaucoup de marge, et ce d'autant plus qu'à travers le film s'installe une certaine répétitivité thématique — l'intégration des préoccupations des habitants dans le processus d'aménagement de la ville.
Boston est la ville où est né Wiseman, mais c'est surtout la seule ville (sur six) à avoir répondu positivement à sa demande pour un tel tournage. Difficile de ne pas y voir malgré tout une réponse à un autre film avec lequel il forme un diptyque sur les résonances politiques états-uniennes, son précédent Monrovia, Indiana et accessoirement portrait à peine voilé du trumpisme quotidien. C'est sans doute là que City Hall se fait le plus limitant et rébarbatif à la longue, puisqu'au terme du voyage, la sensation d'avoir reçu un message martelé 150 fois sur le thème "les équipes municipales travaillent dans un esprit collaboratif afin de déployer une politique sociale et égalitaire" est quand même particulièrement tenace. J'ai du mal à croire que Wiseman puisse tomber dans une telle forme de naïveté et qu'il boive passivement le flot conséquent de discours (démocrates, en l'occurrence) empreints d'un étrange idéalisme. Même si l'on peut comprendre la force voire la nécessité de l'espoir pour tourner la page dans un pays qui vient d'élire Trump.
C'est enfin une vision intéressante de la culture des communautarismes à l'américaine, d'un côté assez passionnante dans cette façon si typique qu'ont les communautés d'échanger entre elles, et d'un autre côté toujours aussi flippante dans l'impérialisme latent omniprésent qu'elle renferme — il faut toujours que les États-Unis se rêvent pays de la liberté, ouvrent la voie et montrent le chemin au reste du monde, même sur la conquête de valeurs progressistes. Si les innombrables discours de Walsh finissent fatalement par lasser ("What we do in Boston can change this country. We've shown that differences don't have to divide us. When we come together, anything is possible"), il reste en toile de fond des séquences tout aussi innombrables qui cassent la monotonie, décrivant la vie de la ville comme autant de très beaux micro-portraits : des anciens combattants, des résidents préoccupés par l'ouverture d’un magasin de cannabis près d'une école, des anonymes quémandant la clémence des autorités pour faire sauter des amendes, des équipes de police en briefing, des pompiers en intervention, des travailleurs en voirie, etc.
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