1937. Le Japon se lance dans une nouvelle guerre d'invasion de la Chine. Après Shanghaï, les troupes de Hirohito attaquent Nankin, "la Capitale du Sud". En décembre 1937, le gouvernement chinois s'enfuit. Après quelques jours de combat, la ville tombe aux mains des Japonais, qui se lancent dans une entreprise systématique de massacre des troupes chinoises (entre 200 000 et 300 000 morts selon les estimations) et d'asservissement de la population, surtout les femmes, transformées en esclaves sexuelles.
Faire un film sur un tel sujet, c'est courir le risque de tomber dans deux écueils. Soit on fait dans la démagogie larmoyante façon Liste de Schindler. Soit on fait dans l'horreur, au risque de rendre le film insupportable.
L'intelligence de Lu Chuan est d'avoir su éviter ces deux risques pour faire une œuvre remarquable en de nombreux points.

D'abord sur le plan esthétique. Le film est tourné en un sublime noir et blanc où la photographie et les éclairages diminuent les contrastes. Le film baigne ainsi dans une couleur grise. Grise comme le froid de l'hiver chinois. Grise comme les cendres. Grise comme les ruines. Grise comme la fumée qui s'élève des bâtiments enflammés ou des canons des fusils.
La caméra est très mobile, sans jamais tomber dans l'épilepsie des films américains. On suit les personnages au plus près. Les gros plans sont légion, à la recherche des émotions, des failles, des brisures, mais toujours avec pudeur et retenue. Lu veut à tout prix nous épargner le mélo : on ne peut que le remercier pour cette louable attention.
Dès les premières images, nous sommes littéralement plongés en immersion dans cette bataille. La première partie (environ une demi-heure) nous montre le conflit, les deux armées qui s'opposent. Là aussi, la photographie a son importance : la lumière grise efface les différences entre les uniformes couverts de poussière. On ne sait pas quel camp on voit à l'écran. Le propos n'est pas là : une guerre, ce sont des victimes, c'est un déchainement inouï de violence, c'est du bruit et de la fureur. Et c'est ça que nous montre le cinéaste.
Ces scènes de combat échappent au spectaculaire : le cinéaste plonge son spectateur dans une ambiance à la fois réaliste et très stylisée, triste et poétique. Il n'y a pas de dialogues, pas de héros, pas même de personnages. Des soldats, des civils, des ruines.

L'autre aspect tout aussi remarquable du film, c'est son écriture. Lu Chuan écarte un autre danger qui menaçait son film : la vindicte anti-nippone. Son film n'est pas un acte de vengeance contre l'archipel voisin. C'est la guerre elle-même qui est dénoncée. Cette guerre aussi bien que toutes les autres.
Car la guerre est déchaînement absolu de violence. Toutes les barrières morales tombent les unes après les autres. Tout ce qui est beau et humain est détourné pour en faire une arme de destruction. Dans un entretien, il faut entendre le cinéaste décrire une des scènes : on y voit les troupes japonaises faire une danse rituelle au son des tambours traditionnels. Mais par une délicate science du cadrage et du montage, cette très belle danse se transforme petit à petit en acte violent, en guerre symbolique. Elle est utilisée pour redonner aux troupes la force et le courage de se battre à nouveau.
Une fois la bataille terminée, le conflit va finalement se dérouler sur un autre plan. Il y aura, bien entendu, le massacre des prisonniers de guerre. Mais aussi l'avilissement de la population. La transformation des vaincus en animaux, en sous-humanité exploitable à merci. La guerre se poursuit contre les civils, avec d'autres formes, une autre violence, qui n'est pas moins grave, ni moins perturbante.
C'est tout l'objet de la seconde partie du film, plus lente mais toujours aussi belle esthétiquement et douloureuse moralement. La ville en ruines, les cadavres qui pourrissent, les ressortissants étrangers qui tentent de sauver ce qu'ils peuvent, les bordels de campagne. Le rythme baisse, la violence des combats cède la place à un désespoir sourd, au quotidien dramatique d'une ville occupée et ravagée.

Ce film n'a pas de héros. Presque pas de personnages même. Oh ! il y en a bien quatre ou cinq dont on connaît le nom, mais on ne peut pas dire qu'ils occupent l'écran. Les hommes (au sens d'humanité, car il y a bien des femmes parmi eux) sont écrasés par le rouleau compresseur de l'Histoire. Contrairement aux films habituels du genre, il n'y a pas ici de héros, pas de sauveurs. Les individualités ne peuvent rien pour sauver les victimes.

Ce film est une splendeur de chaque instant. Une splendeur douloureuse mais nécessaire. Un film comme on aimerait en voir plus souvent, à la fois documenté et poétique, historique et universel.
Car Nankin n'est pas que Nankin.
Nankin est toutes les villes martyres, depuis Troie jusqu'à Sarajevo en passant par Stalingrad.
Nankin, capitale de la douleur.
SanFelice
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le 30 nov. 2012

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