L'énigme du Sphinx
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le 10 déc. 2018
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Cela fait maintenant deux millénaires que Rome a assiégé Alexandrie, que la reine des reines s'est donné la mort, que son mythe fallacieux persiste dans l'imaginaire collectif, que Théa Philopatris n'est plus, que Cleopatre n'a jamais été.
Non, Cleopatre n'a jamais existé. Cleopatre est un personnage de fiction, un fantasme occidental, une muse pour gravures, un symbole de l'érotisation féminine, un défouloir à sexisme, une ipséité bafouée, une mémoire violée.
Des collines fertiles de Gallia Narbosensis aux mines d'or de Lusitania, des plaines de Volubilis (Maurétanie) aux pavés massifs et irréguliers de "La ville éternelle", la propagande romaine a su diffuser d'une vitesse folle (on remerciera la poste impériale) le faux portrait de la dirigeante d'Égypte, royaume alors considéré comme le concurrent le plus important de Rome.
Ces rumeurs, autrement dit la sexualisation accompagnée de nombreux vices, ont ensuite parcouru l'Histoire. Si au IVe siècle après J.-C. elle fut encore considérée comme une femme sublime mais puissante et autonome (comme le suggère un auteur anonyme dans Au sujet des hommes illustres), son mythe ne tarde pas dans les siècles à venir à s'affaiblir et s'érotiser. Viendra alors au XVIIIe siècle le summum caricatural de la femme fatale (que l'on rencontrait déjà avec Hélène de Troie ou dans la bible avec Dalila et Samson) grâce aux hommes de lettre (Théophile Gaultier et Alexandre Pouchkine notamment) et peintres.
Dans cette continuité fantasmagorique et perverse, DeMille ne fait pas exception à la règle, il va même jusqu'à la resserrer.
Selon lui, ce fut une reine aguicheuse, sensible, flambeuse, séduisante, lâche, atermoyeuse, délégatrice qui manque de considération et qui ne sait gérer normalement un royaume.
Bien que Claudette Colbert puisse se donner tout le mal du monde pour apporter un peu de charisme et de vigueur à son personnage historique, les faux semblants ne trompent pas. Dès le début, Cleopatre est dépeinte comme faible, soi-disant follement attachée à César, ses préoccupations se tournent d'abord vers ce dernier plutôt que sur le destin de l'Égypte, quelle ironie pour celle que l'on surnommait "Thea Philopatris" (qui aime sa patrie).
On constate de plus qu'elle est piètre politicienne (ses réactions niaises lors des débats) et qu'elle ne s'attarde guère sur son image diplomatique (lors de sa première apparition devant César, elle est enroulée dans un tapis).
Enfin, ce ne seront ni la bande originale, ni le jeu d'acteur, ni la mise en scène et encore moins le fond de pensée qui rattraperont les nombreuses erreurs.
Sans même avoir connaissance des détails historiques, comment un spectateur éclairé pourrait croire une seule seconde qu'une reine ayant dirigé pendant vingt et un ans un si grand royaume soit ainsi assujettie à ses (si nombreux) amours d'un temps ?
Comment un réalisateur si brillant que DeMille peut s'égarer au point d'inverser l'acabit de ses personnages ?
Car soyons francs, si le film infantilise la reine au point de ne lui accorder aucune prise de décision concrète, le personnage de Marc Antoine (et indirectement l'acteur Henry Wilcoxon) est quant à lui louangé. Une hagiographie si pure qu'au delà de sa prestance, son courage, sa loyauté à César, sa musculature ou sa combativité, on le tue en martyr afin que l'entièreté de son âme soit amenée à côtoyer les Champs Élysées.
Comment ? La réponse est pourtant si simple...
Cléopâtre était l'une des rares femmes de l'antiquité (et de l'Histoire) à exercer un pouvoir politique direct et à défier les normes patriarcales. Dans des sociétés où les femmes étaient généralement confinées à des rôles subordonnés, la figure de Cléopâtre représentait une anomalie : une femme non seulement intelligente et politiquement astucieuse, mais aussi capable de régner sur un royaume puissant. Ajoutez à cela un fantasme de la figure orientale, un complexe de domination et une directive claire dans les besoins du spectateur type, vous obtenez un produit blafard et pitoyable.
Je tiens à rappeler par ailleurs que si je critique péjorativement le film ce n'est pas seulement car il suit une tendance historique falsifiée, mais parceque en faisant cela le film perd énormément en plausibilité et crédibilité.
S'il fallait rendre à DeMille ce qui appartient à DeMille, je lui rendrait seulement sa scène navale explosive et magnifiquement mise en scène. Avec un enchaînement scénique intelligent où il est d'ailleurs difficile de faire la différence entre les maquettes et les réels bateaux. Le reste des décors demeure plutôt fade : des incrustations assez primaires et parfois inutiles, des accessoires en cartons flagrants, des costumes à moitié convaincant (surtout chez les égyptiens), un restriction du nombre de plateau de tournage,...
Et quand on voit la qualité et la justesse des décors dans Intolérance proposés par Griffith dix huit ans auparavant, cela nous rappelle que l'époque n'excuse pas tout.
Le mythe d'une reine aux airs de femme fatale continue de loger la conscience collective que certains corréleront non sans raison au patriarcat. Cependant, ses adaptions cinématographiques n'ont pas toujours été aussi languissantes, on pensera notamment à la version très éxotique et colorée de 1953 mais surtout à la version de 1963, une épopée aussi intime que grandiloquente.
Et qui sait peut être qu'un jour viendra où, sous la direction de recherches historiques approfondies et par le dressage d'un portrait crédible, Cleopatre existera...
(en tout cas ça ne sera pas avec le futur Cleopatre (2025) de Ridley Scott soyez en certain)
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Créée
le 21 oct. 2024
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