Pour entreprendre l’ascension du monument Cléopâtre, tous les sens doivent être en éveil. Bien sûr, on contemplera avec une attention particulière la grandiloquence d’un film qui fut un gouffre financier, le prestige de ses stars et l’opulence du péplum. Mais en amateur de Mankiewicz, il faudra veiller à ne pas émousser son écoute au prestige du technicolor, et rester vigilant sur les enjeux fondamentaux qui ont toujours obsédé ce grand européen : ceux de l’échange entre les individus, leur lutte entre le paraitre et les compromis nécessaires à l’avènement d’une passion.

D’une grande intelligence, Cléopâtre est avant tout, et surtout dans sa première partie un film sur la mise en scène et le work in progress du mythe d’une superstar. Avec les moyens dont il dispose, le cinéaste déploie tout l’éventail de l’ostentatoire que Cléopâtre exploite à sa propre gloire : soit dans l’intimité, où ses décolletés, scènes de massages ou bains organisés à propos attisent le brasier de rencontres diplomatiques ; soit dans la dimension collective, de conseils en banquets, jusqu’à cette fameuse entrée dans Rome, incursion somptueuse de la comédie musicale au sein du peplum. (A ce titre, le travail fait pour la réédition en blu-ray est superbe).
“Make me a queen” : le programme est élémentaire, et la manipulatrice, peste, ivre de pouvoir et d’attention obtiendra satisfaction, le tout dans une atmosphère proche du screwball, (« you talk too much ! ») où l’on ironise sur les rites, on scande la grandiloquence par un clin d’œil et l’on assiste avec malice à la génuflexion d’un dieu vivant.

“I do not understand why the eyes of a statue should always lack light.”
Alors que se répandent à l’échelle de la planète civilisée les répercussions d’une passion amoureuse improbable, le deuxième versant du film sera celui de la tragédie. La reine drape son corps qui se dévoilait jadis avec tant d’éclat, tant dans les étoffes que les tourments. Marc-Antoine, enhardi par l’œil fou de Richard Burton, rejoue la partition de César, l’ironie en moins. La prosternation est désormais une humiliation, la nonchalance amoureuse l’abandon d’un empire tout entier.
Si Cléopâtre parvient à dépasser le plaisir facile de l’épopée, c’est par cette capacité à conjuguer la prestance de figures historique à la complexité humaine face à la passion : le long déchirement des amants maudits, leurs silhouettes de plus en plus frêles et chétives dans des décors trop grands pour eux, 4h15 d’une ascension progressive vers une acmé qui sera celle du néant. Qu’on considère la bataille navale, par exemple : son sommet narratif n’est que l’histoire d’une double fuite, d’un malentendu et d’un abandon face à la cinématographie épique.
C’est donc avec une logique imparable que le prestige du péplum enferme ses protagonistes : le palais d’or devient un tombeau, les costumes d’apparat des robes mortuaires, et le duo amoureux un chant funèbre. Il fallait bien un auteur de la tempe de Mankiewicz pour mener à bien pareille entreprise, et concilier avec un tel tact la grandiloquence hollywoodienne et la radiographie des cœurs humains.

http://www.senscritique.com/liste/Top_Mankiewicz/438406
Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Epopée, Historique, Psychologique, Guerre et Mélo

Créée

le 10 oct. 2014

Critique lue 2.2K fois

51 j'aime

4 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

51
4

D'autres avis sur Cléopâtre

Cléopâtre
Sergent_Pepper
8

Cléo de Sphinx à diète

Pour entreprendre l’ascension du monument Cléopâtre, tous les sens doivent être en éveil. Bien sûr, on contemplera avec une attention particulière la grandiloquence d’un film qui fut un gouffre...

le 10 oct. 2014

51 j'aime

4

Cléopâtre
Torpenn
8

Y'a que Burton dans l'aigri fait du mandat rien.

J'avoue un peu honteusement avoir toujours eu de ce film un souvenir un peu mitigé, quelque chose qui ne fonctionnerait pas tout à fait, un duo d'acteurs trop limites pour porter un si gros film et...

le 7 nov. 2011

45 j'aime

38

Cléopâtre
Anonymus
9

Critique de Cléopâtre par Anonymus

J'ai regardé "Cléopâtre" comme on visite un monument historique : en faisant des pauses, des retours en arrière et en ayant la formidable impression d'être le premier à le découvrir. L'avantage des...

le 23 juil. 2011

31 j'aime

3

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53