Le paradoxe de la gentille princesse
Cher Horowitz a fasciné les adolescentes de 95 et au-delà avec son programme informatique pour sélectionner sa tenue du jour, faisant d'elle une des saintes patronnes des blogueuses modes. Pourtant, cette comédie culte des années 90 ne tient pas uniquement sur ses dialogues enlevés et sur la plastique irréprochable d'Alicia Silverstone. Clueless est à l'image de son héroïne : un film charmant, qui semble niais et ingénu, et qui a pourtant plus à offrir que ce que les apparences donnent à penser. Réalisé en 1995 par Amy Heckerling, le film décrit la petite vie dorée de Cher Horowitz (Alicia Silverstone donc), une gosse de riche qui grandit dans une villa sublime de Beverly Hills, gâtée par son père plein aux as, adulée par son lycée, épanouie dans ses relations amicales. « Ma vie ressemble à une pub, vous trouvez pas ? » dit-elle dès le début du film.
Cher est la fille la plus jolie, la plus riche, la plus populaire et la plus choyée de son lycée à Beverly Hills et pourtant, le film ne nous apprend pas à la détester. Ses certitudes quant à sa condition sociale, son bon jugement et ses choix sentimentaux sont peu à peu ébranlés à mesure qu'elle essaie de planifier la vie de sa copine moche mal dégrossie (Brittany Murphy, requiescat in pace), qu'elle se prend de plein fouet les vannes de son presque frère (Paul Rudd) et les jugements implacables du monde adulte.
Clueless, sous ses dehors sucrés et charmants, propose quelque chose d'assez osé en termes de teen-movie. Il s'agit du deuxième essai dans le genre par Amy Heckerling, qui avait fait ses armes 15 ans plus tôt en réalisant Fast Times at Ridgemont High, d'après un scénario de Cameron Crowe. Le film était si réaliste qu'on aurait cru à un documentaire sur des lycéens de la vallée de San Fernando en 1980.
La légèreté comique de Clueless sert un propos sur la bonne gouvernance. Contrairement à la plupart de ses congénères de teen-movies, Cher n'est pas méchante, ni cynique. Elle n'est pas idiote non plus, elle a juste l'ingénuité de son âge. Contrairement aux Heathers du film du même nom, ou, plus tard, à Regina George (dans Mean Girls), Cher ne se sert pas de sa popularité pour écraser de son mépris le monde qui l'entoure. Heathers était sorti six ans plus tôt, porté par Winona Ryder et par une autre icône de Beverly Hills, Shannen Doherty. Le scénariste du film, Daniel Waters, l'avait construit sur cette observation déroutante selon laquelle le seul endroit où la hiérarchie des sexes est inversé dans la société américaine se trouve être le lycée. Au lycée, la société est dominée par les femmes, et les plus belles et plus riches d'entre elles en seront les reines.
Les reines de Daniel Waters et Michael Lehmann étaient mauvaises, autocrates, despotiques. La reine de Amy Heckerling est au contraire généreuse, ouverte et attachante. Le thème de la gentille princesse sert un discours assez courant sur ce que devrait être l'ordre du monde. Clueless n'est pas une histoire originale : il s'agit en fait d'une adaptation modernisée de Emma, de Jane Austen (et c'est d'ailleurs un bien meilleur job sur le même thème que l'adaptation molle avec Gwyneth Paltrow, sortie quelques années après). Au-delà du funfact de Trivial Pursuit, il y a quelque chose de vraiment intéressant derrière cette démarche. Quand Jane Austen écrivait au début du XIXe siècle, le but de son propos était de confronter des personnages féminins aux pressions sociales de leur siècle. Son univers était socialement codé, contraint et fermé, il y existait une hiérarchie forte et difficile à maîtriser (mais aussi, grâce à Dieu, quelques gentlemen tout à fait amènes). Et quand on veut imaginer, au XXe siècle, un univers socialement contraint et hiérarchisé, quoi de mieux que le microcosme d'un lycée américain, dont on nous abreuve depuis les années 80, du schéma des « cliques » (les riches vs. les pauvres, les populaires vs. les geeks, les jocks, les cheerleaders, les computer nerds, etc.). Dans Emma, Austen prenait le contre-pied de ses autres œuvres, en s'intéressant à une héroïne qui n'aurait pas à subir la pression sociale, mais au contraire à organiser la société, à la gérer. Au lieu d'être victime, elle serait responsable. Clueless adopte la même démarche.
Cela peut paraître déroutant, tant Cher a tout de la ravissante idiote. Cher parle en « valspeak », ce langage fleuri des adolescentes américaines, en vogue à partir des années 80 en Californie (déjà vu dans Valley Girl), et que Clueless a contribué à populariser dans le reste du monde, elle s'habille de façon colorée et extravagante, elle a des préoccupations de garden-parties en plein momentum grunge, un an après le suicide de Kurt Cobain quand les adolescentes de son âge fument leurs premiers joints en écoutant Hole. Cette autre Amérique adolescente apparaît dans le film, sous les traits de Brittany Murphy qui incarne Tai, la lycéenne moyenne qui se trouve transposée dans ce monde étonnant et tente de s'y conformer. Mais pourtant ce n'est pas à l'étrangère, mais bien à la princesse et à ses copines que l'on s'intéresse, et autrement que comme repoussoir. Cher est un modèle de « bonne princesse », de femme puissante responsable. Car être responsable, à 15 ans, c'est peut-être avant tout savoir qu'on est juste une adolescente, rien de plus, rien de moins (not a girl, not yet a woman, eh oui). Cher ne sait pas où est le Koweit, sa meilleure amie Dionne (Stacey Dash) panique quand elle se retrouve sur l'autoroute, mais then again, la légèreté sucrée qui plane autour du monde de Cher n'est rien d'autre qu'une façon d'insister sur le devoir d'insouciance de l'adolescence. Et l'utilisation de la culture populaire des années 90 joue à fond dans ce registre. Et derrière cette comédie légère et l'humour déployé par Amy Heckerling, il y a beaucoup de tendresse dans le regard porté sur l'adolescence, et comme une incitation à préserver cette insouciance.